Stylist

Être touriste

- Par Audrey Diwan

Nous nous moquons de son émerveille­ment naïf, de ses flâneries prévisible­s, de ses joies trop simples, de sa passion pour les monuments classés, de son rapport hystérique au souvenir, de sa légère envie d’en savoir plus, de ses photos clichées, de son amour du collectif. Nous avons le sentiment qu’il voit tout, mais ne comprend rien. Son nom est même devenu une injure, synonyme d’une forme de superficia­lité inacceptab­le. À son sujet, René Fallet écrivait dans Paris

au mois d’août : « Le touriste toujours va où va le touriste, aux seules fins de pouvoir narrer chez lui à d’autres touristes des histoires de touristes. » Un idiot qui vit en circuit fermé pensant s’ouvrir au monde, en somme. Pourtant, plus tu y penses, plus tu as de la tendresse pour ce touriste. D’abord parce qu’on se moque de lui tout en priant pour qu’il vienne chez nous. Paris, sans ses touristes, est une ville en faillite, un supermarch­é aux caisses vides. Mais surtout, parce que tu le préfères à son anti-modèle, le voyageur éclairé. Celui dont le seul but est précisémen­t d’échapper à sa condition de touriste. Celui qui veut vivre comme l’autochtone, pense passer inaperçu, s’applique à dire quelques mots dans la langue locale – et ce sans accent – cherche des petits restaurant­s authentiqu­es, collection­ne les adresses inédites, les passe-droits, les privilèges. Celui qui refuse le guide parce qu’il rejette l’idée d’être comme les autres, laissant deviner en filigrane le léger complexe de supériorit­é qui l’anime, en bon aristocrat­e des vacances. Celui qui cultive aussi cette moue passableme­nt blasée, comme s’il avait déjà tout vu, à se demander même pourquoi il se donne le mal de se déplacer. Il voyage en refusant l’idée d’exotisme, celle de dépaysemen­t. Surtout, il se moque du touriste qu’il croise, sans réaliser justement que s’il croise ce touriste, c’est peut-être parce que ses pas l’ont mené au même endroit que lui, finalement. Arrivant à Londres pour un bref séjour en famille, tu sais que tu dois choisir ton camp. Tu décides donc d’être résolument touriste. De vivre ce moment au premier degré absolu. Tu te ranges à la sémantique des tour-opérateurs. Tu identifies facilement – c’est l’avantage – les lieux incontourn­ables, allant jusqu’à prendre des places pour Madame Tussauds. Tu renonces à ta grille de lecture traditionn­elle, tu rétames ton esprit critique, tu t’obliges au ravissemen­t, à l’admiration. Tu opères une forme de self rééducatio­n. Et soudain, tu te remets à voir avec des yeux innocents. Tu t’extasies devant les lampions de Chinatown. Tu passes à deux doigts de prendre en photo la garde royale. Le lecteur te jugera peut-être pour cette anti-posture, qui est une posture malgré tout. Mais tu t’en moques, parce que tu te sens bien. Tu as l’impression d’avoir pris de la drogue, de vivre dans le perpétuel instant, de retrouver ton âme d’enfant, d’écrire des banalités, comme on jette quelques lignes sur une carte postale, sans même éprouver le moindre sentiment de honte. Et bons baisers de Londres.

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