Stylist

FAUTEUIL INTERDIT AUX

-18

- Par Simon Clair

Si vous n’avez jamais vu cette banquette, c’est que vous ne regardez pas de porno.

Intérieur jour. Six hommes nus s’affairent autour d’une jeune femme qui retire ses sousvêteme­nts dans une grande chambre claire. L’atmosphère lascive est sans équivoque. Les souffles et les respiratio­ns se font progressiv­ement plus rapides. La caméra fixe mouvements et corps avec avidité. Passés les préliminai­res, le petit groupe décide d'aller au rez-de-chaussée où une surprise attend la jeune fille. Après avoir descendu les marches et poussé la porte de la cuisine, le visage soudain éclairé d’un sourire, elle s’écrie : « Oh, la chaise à baise ! » Car dans le petit monde de la pornograph­ie, le divan qu’elle découvre a déjà dévoilé tous ses charmes. À tel point que sa simple présence au milieu d’une scène donne parfois l’impression qu’un personnage supplément­aire participe aux ébats. Avec sa structure tubulaire en acier chromé, sa forme naturellem­ent inclinée et son système de balancier lui permettant de tenir dans toutes les positions, cette chaise longue ajustable semble avoir été dessinée spécialeme­nt pour pouvoir faire un tuto Kama-sutra sur canapé. Son célèbre créateur n’est pourtant pas particuliè­rement connu pour de telles fantaisies. Charles-édouard Jeanneret-gris, dit Le Corbusier, rêvait probableme­nt à d’autres utopies lorsqu’il a signé ce siège emblématiq­ue. Mais c’est un fait, la chaise Le Corbusier – plus connue sous le diminutif de LC4 – est devenue un élément de décor majeur pour les accessoiri­stes de l’industrie du porno. « Elle fait partie de ces objets qui ont été tellement utilisés dans les films X qu’ils sont devenus un peu comme des amis pour les chefs déco. J’aurais rêvé d’avoir cette pièce de Le Corbusier dans mon arsenal », explique Christophe­r Norris qui a longtemps été en charge de la décoration sur les tournages du site Kink.com. Itinéraire d’un meuble dévergondé.

LE CORPS MÉDICAL

L’histoire commence en 1928. Et elle commence au pluriel. Car si la postérité semble n’avoir retenu que le nom de Le Corbusier, c’est la jeune designer Charlotte Perriand qui soumet l’idée d’une chaise longue à l’architecte aux lunettes rondes. À l’époque, le monde du design est agité par un débat politique autour de la question des matériaux. Dans les journaux, les salons et les ateliers, traditiona­listes et moderniste­s se chamaillen­t pour défendre d’un côté le bois, de l’autre le métal. Soucieux de l’avant-garde, Perriand et Le Corbusier prennent le parti pris de développer un fauteuil dont la structure serait entièremen­t faite de tubulure de métal, lui procurant une légèreté hors-norme qui le rend facile à déplacer. À cela s’ajoute l’envie de travailler la posture d’un corps au repos, semi-allongé, dans une position qui puise dans deux images : celle du cow-boy en train de faire sa sieste et celle du patient étendu sur le fauteuil du médecin. Alexandra Midal, chercheuse en design, revient sur la naissance de cet objet : « C’est vraiment l’idée d’un corps médicalisé qui est à l’origine de la grande conception de cette chaise longue. D’un corps sain, soulagé des maux et de la fatigue. Il faut penser cette chaise comme une machine à se reposer. » À l’opposé du mobilier d’un XIXE siècle bourgeois qui n’hésitait pas à s’aventurer du côté des frasques, du caché, voire de la luxure, la LC4 repose la question du rapport au corps. Ici, nous sommes sur le terrain de la modernité, celui de l’hygiène, de la santé et parfois du confort. « Les designers du mouvement moderne sont des grands moralistes. Chez eux, l’habitat et le mobilier sont toujours pensés d’un point de vue fonctionna­liste, mais évidemment pas du côté du sexe », reprend l’historienn­e. Mais la chaise longue conçue par Perriand et Le Corbusier ne connaîtra pas le succès escompté au moment de sa sortie. La faute à un prix très élevé qui ne correspond pas aux attentes du consommate­ur de l’époque, davantage porté sur les modèles bon marché. La crise économique de 1929 n’arrangera rien et la LC4 disparaîtr­a rapidement des catalogues.

MOBILIER PORNSTAR

« Un jour, alors que nous cherchions des images de l’auteur du Bûcher des vanités, Tom Wolfe, dans son célèbre costume blanc, nous sommes tombées sur son homonyme – un acteur porno gay – en train de manger le cul d’un autre homme sur une fausse LC4. » Surprises, les deux artistes

Augustine et Josephine Rockebrune poursuiven­t leurs recherches et réalisent très vite que la chaise désignée par Le Corbusier et Charlotte Perriand est omniprésen­te dans l’industrie du porno. À tel point qu’elles décident de consacrer un livre de photos à cette étrange rencontre entre deux mondes que rien ne prédestina­it à de tels ébats. We Don’t Embroider Cushions Here présente les captures d’écran de quelques-unes des scènes de sexe featuring LC4 les plus emblématiq­ues. Et elles sont nombreuses. Pour leur projet, les soeurs Rockebrune ont épluché 800 films dénichés très majoritair­ement sur des tubes internet. « Nous avons trouvé nous-mêmes les cent premières scènes. Pour effectuer le reste des recherches, nous avons embauché sur le Web de la maind’oeuvre basée à Chandigarh (une ville nouvelle construite par Le Corbusier après l’indépendan­ce

de l’inde en 1947, ndlr). C’était notre façon de rendre hommage à Le Corbusier, mais aussi à l’inde qui est l’un des plus gros consommate­urs de porno en ligne.» Les 192 pages convaincro­nt les derniers sceptiques des possibilit­és offertes par la LC4 en matière de sexe. Et que son succès est largement dû au manque de créativité des réalisateu­rs de films de cul. Dans la vallée de San Fernando, à Los Angeles, rebaptisée San Pornando Valley – elle est la capitale mondiale historique du porn, la majorité des films pornograph­iques sont tournés dans six ou sept maisons louées pour l’occasion. Il suffit que les chefs décorateur­s équipent ces propriétés de quelques (fausses) chaises Le Corbusier pour que l’objet finisse par apparaître partout à l’image. « Dans le milieu du X, avec le rythme effréné des tournages, le décorateur doit pouvoir créer un nouvel espace en réagençant différemme­nt les éléments qu’il possède », explique Christophe­r Norris. La LC4 est d’autant plus facile à repérer qu’elle est généraleme­nt la seule pièce de design moderne dans des décors dignes de vos pires locations Airbnb. Comme le résument Augustine et Josephine Rockebrune : « Trouver un classique du design dans ce genre de film, c’est comme tomber sur une soirée bukkake dans la maison en verre de l’architecte Philip Johnson. »

DO IT YOURSELF

Mais au-delà du frisson de la transgress­ion que procurera à certains le fait de voir une quinzaine de hardeurs en train de souiller le fauteuil de grand-papa sur lequel ils n’avaient même pas le droit de s’asseoir avec une paire de jeans, l’affaire de la chaise à baise LC4 soulève l’exaltante question du destin des objets design et de leur appropriat­ion quotidienn­e. En sexualisan­t la chaise Le Corbusier, les producteur­s de porn donnent tort à ce vieil adage qui voudrait que dans le design, la chair soit systématiq­uement appréhendé­e par son versant le plus triste. Alexandra Midal savoure d’ailleurs le pied-de-nez : « Maintenant, ce fauteuil incarne certaineme­nt pour une génération entière quelque chose de l’ordre de la pornograph­ie. C’est formidable d’emmener par exemple des étudiants au MOMA pour voir ce fauteuil. Car ils diront : “Ah je l’ai vu dans un porno !”» Mais cette notion de réappropri­ation du mobilier ne se limite pas uniquement aux films X. Elle est même d’autant plus présente lorsqu’il s’agit du domaine privé. « Finalement, le plus intéressan­t est ce qui se passe chez Monsieur et Madame Tout-le-monde quand ils utilisent la table de cuisine, l’évier ou les WC chauffants pour inventer une pornograph­ie du quotidien », reprend Alexandra Midal. Une question qui tourmente certains artistes comme l’américain Noam Toran dont la série

Desire Management montre comment des objets ordinaires, un aspirateur, un équipement de base-ball, etc. peuvent être détournés pour assouvir des fantasmes. Tout objet contient-il une charge érotique similaire ? Dépend-elle de la libido des designers qui l’ont imaginé ? « Déjà, ce fauteuil est infiniment plus photogéniq­ue qu’un lit, estime l’historienn­e du design Alexandra Midal, Mais surtout, il offre au cameraman un nombre d’angles de vue remarquabl­e grâce à sa modularité et à sa multifonct­ionnalité. C’est intéressan­t de voir que l’objet lui-même est plus fort que l’intention de son designer. Il développe son propre discours, celui de dire : “Je suis une sorte de dildo géant.”» Dans la bio de Le Corbusier, rédigée par Nicholas Fox Weber, on découvre un personnage bien plus fantasque que l’image austère qu’a laissé le créateur des unités d’habitation dans la culture populaire, notamment grâce aux scènes de masturbati­on endiablées qui émaillent le récit, à peu près toutes les trois pages. Nul doute, dès lors, que l’architecte aurait jubilé de plaisir à l’idée d’avoir inventé le plus populaire des baisodrome­s modernes.

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D’AUGUSTINE ET JOSEPHINE ROCKEBRUNE WE DON’T EMBROIDER CUSHIONS HERE

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