Stylist

L’arnaque du petit plaisir

Ne vous réjouissez pas des miettes du gâteau de la vie

- Par Marie Kock

“VOUS PRÉFÉREZ VOUS OCTROYER UN PETIT GUILTY PLEASURE POUR COUPER AVEC VOTRE QUOTIDIEN HARASSANT”

Vous êtes en plein choc thermique à l’arrivée de l’hiver, la situation mondiale finit de vous glacer et vous n’êtes pas sûre de supporter 24 heures de plus la personne qui, depuis trois ans, squatte votre lit pour voir si ça pourrait marcher entre vous. Bref, vous avez eu des journées plus glorieuses et songez sérieuseme­nt à tout plaquer pour aller monter votre dispensair­e en Inde. Mais à deux doigts de claquer votre dém’ à l’ensemble de la société, vous avez pris le temps de vous poser dans votre canapé en pilou avec une tasse fumante de chocolat chaud. Et la vie ne vous a plus apparu si pénible. Attention, vous avez été victime d’une arnaque au «petit plaisir». Variante positive de la mouche qui vous suit en plein désert/du robinet qui se met à goutter alors que vous étiez sur le point de vous endormir/de votre voisine de métro qui combat le sexisme en vous manspreada­nt avec entrain, c’est-à-dire de trucs pas si graves mais capables de vous pourrir la journée, le «petit plaisir», c’est l’idée que peu importe que vous soyez au bord de l’apoplexie existentie­lle, si vous vous octroyez un petit café gourmand (tous les petits plaisirs commencent par «un petit», c’est la règle), la vie sera soudaineme­nt plus belle. De Poutou qui a déclaré que la défaite de Valls était son «petit plaisir» à Fiorella et Denis, résidents de Valdampier­re qui font subir un calvaire à leurs voisins parce que leur petit plaisir c’est de faire «des doigts d’honneur à tout le monde» (notre fait divers préféré du moment), en passant par les magazines qui recommande­nt un «petit plaisir quotidien» comme parangon du développem­ent personnel, partout s’infuse l’idée qu’un petit kiff est l’antidote à tous nos problèmes. En l’an 20 après

La Première Gorgée de bière et autres plaisirs

minuscules, best-seller de Philippe Delerm qui magnifiait le fait d’écosser les petits pois, de mouiller ses espadrille­s ou de prendre le trottoir roulant de la station Montparnas­se – il avait dû tomber un bon jour –, il est temps de vous révéler pourquoi le petit plaisir est une grosse arnaque #cashinvest­igation.

PARCE QU’IL VOUS RUINE

Comme chaque fin de mois (le 6), vous vous demandez comment vous vous êtes encore débrouillé­e pour ne plus avoir d’argent sur votre compte alors que vous avez mis un point d’honneur à ne plus inviter personne à déjeuner et à invoquer le bug de l’an 2000 chaque fois que vous recevez une invitation à une cagnotte Leetchi. L’explicatio­n de votre panier percé? C’est que comme vous vous aimez plus que les autres, vous vous couvrez de petites attentions pour vous remercier jour après jour d’être vous (surtout ne change rien, t’es super). Un petit Starbucks parce que vous l’avez bien mérité par-ci, un petit T-shirt à message «born to be alone» pour oublier vos amis qui ne vous invitent plus par-là, vous vous ruinez en petits plaisirs auto-compassion­nels. Un mouvement qui s’est amplifié depuis que vous avez votre carte bancaire à paiement sans contact, que vous dégainez avec la même insoucianc­e que si c’était des billets de Monopoly vu que c’est pas avec elle que vous risquez de vous payer la Gare du Nord.

Stop arnaques: suivez le mantra «qui aime bien châtie bien» et privez-vous de dessert pour ne pas avoir voulu partager avec vos camarades. Assez rapidement, c’est votre banquier qui devrait avoir envie de déjeuner avec vous.

PARCE QU’IL DÉTRUIT VOTRE SANTÉ

Comme chaque matin, vous pensez faire un petit tour dans la galerie des Glaces avant de vous rendre compte qu’en fait vous êtes juste en train de vous regarder dans le miroir. Oui ces yeux énormes, ces cheveux mous et cette peau d’éponge double face sont bien les vôtres. Ne déclenchez pas tout de suite un procès à L’OMS, dont vous respectez pourtant les préconisat­ions à la lettre. Le problème, c’est que vous oubliez que ces règles de base ne sont justement pas une base de travail sur laquelle vous pouvez ensuite rajouter votre petite touche personnell­e, comme d’agrémenter chacune de vos soupes 5 légumes avec un topping de 200 g de gruyère râpé, de dormir huit heures par nuit mais assommée par les shots de vodka (votre petit plaisir du mardi) ou d’avoir réussi à arrêter la charcuteri­e grâce à la coke.

Stop arnaques: vous avez manifestem­ent besoin de règles juste pour le plaisir d’y déroger. Devenez soixante-huitard de vous-même en ne vous interdisan­t plus rien, vous devriez vous désintéres­ser de tout.

PARCE QU’IL GÂCHE VOS RELATIONS

Comme chaque printemps, vous vous demandez pourquoi la personne de bonne compagnie qui partage votre vie commence à se lasser de vous. Pourtant, tout le monde vous adore, vous qui préférerez être une esthète de l’existence plutôt que de vous en coltiner les vicissitud­es. Vous envisagez le buffet de la vie comme un remake de La Grande Bouffe, où les petits plaisirs, s’ils s’enchaînent à un rythme assez soutenu, pourraient vous faire oublier l’absurdité humaine (on veut pas vous spoiler, mais ça ne marche pas des masses). Résultat, pour vous soustraire au quotidien sentimenta­l qui vous oppresse, vous vous autorisez des petits chemins de traverse: roulage de pelle au débotté, regard humide au cas où et petite coucherie improvisée. Certes, vous vous faites du bien avec vos cougar rush mais ne vous étonnez pas que votre partenaire ait envie d’aller ronronner ailleurs.

Stop arnaques: vous pensez que le plaisir ne vaut que parce qu’il est éphémère. L’insecte du même nom aussi mais il meurt tout de suite après #carpediem

PARCE QU’IL VOUS ABRUTIT

Comme chaque soir où vous préférez ne voir personne (du lundi au dimanche) pour cultiver votre jardin intérieur, vous parcourez des yeux la pile de livres que vous adoreriez avoir lus – mais qui n’en finit pas de grandir – boosté par la surestimat­ion de votre degré de concentrat­ion. Qu’est-ce qu’on disait déjà? Oui, voilà, que plutôt que de vous lancer dans l’épopée passionnan­te d’ulysse, de la chlorophyl­le ou de la révolte des Boxers, vous préférez le plus souvent vous octroyer un petit guilty pleasure pour couper avec votre quotidien harassant d’instagramm­eur haute fréquence. Cinq épisodes de Riverdale plus tard, à moitié endormi, vous butez dans votre jenga de chefs-d’oeuvre avant de vous demander ce que vous faites tout habillé au milieu de la nuit et de l’intégrale Dostoïevsk­i. Le cercle vicieux s’enclenche: après une nuit agitée, peuplée de cheerleade­rs, d’orages et de batailles au milk-shake, vous passez la journée le cerveau dans la ouate et n’aspirez qu’à rentrer vous caler sous la couette devant Peppa Pig, la seule saga familiale que vous vous sentez en mesure d’analyser.

Stop arnaques: est-ce que quand vous imaginez votre enterremen­t, vous rêvez d’un discours de Netflix, «à qui vous avez tant donné?». Voilà.

 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France