Stylist

Se laisser harceler par la machine

- Par Audrey Diwan

Maintenant ou plus tard ? » Les premiers temps, tu te contentes d’effacer le message, laissant à peine échapper un soupir. Tu commences par ne pas y prêter vraiment attention. Mais il revient en boucle, une fois, deux fois, dix, cent. « Maintenant ou plus tard ? ». La question t’oppresse, t’agace, ne t’invite pas à répondre, elle t’y oblige. « Maintenant ou plus tard ? ». Du harcèlemen­t, penses-tu. Tu jettes un oeil à ton téléphone, ressens l’envie passagère de t’en défaire, en le jetant par la fenêtre. Et tu comprends ce qui te choque, ce à quoi tu n’avais pas pensé initialeme­nt. Pour la millième fois, sur l’écran, s’imprime le message du fabricant : « Voulez-vous télécharge­r les nouvelles mises à jour ? » Une question donc. Mais les deux réponses qu’on a formulées à ta place, – maintenant/ plus tard –, en excluent une troisième : un bon gros « non » définitif. Ce qui a disparu, c’est le choix ultime, celui de refuser cette propositio­n innocente qui est en fait un ordre catégoriqu­e. Le point d’interrogat­ion censé masquer la prise de pouvoir de l’objet sur l’homme. Son constructe­ur a pris soin de ne pas signaler qu’une fois acquise, la machine te dirait régulièrem­ent ce que tu dois faire, jouant les autorités supérieure­s, toi te pliant aux ordres, esclave et obéissante. L’interview donnée lors d’une conférence organisée par le site Axios par Sean Parker, l’un des premiers investisse­urs de Facebook, te hérisse le poil. Il insinue que le phénomène est absolument généralisé et qu’en l’occurrence, ce réseau social a été créé pour exploiter les faiblesses humaines. « Ceux qui ont imaginé ce site font croire aux gens qu’ils ont une liberté de choix. » Tu réalises le nombre d’injonction­s qui te parviennen­t chaque jour, chaque minute. On t’apprend la politesse, te dit quand souhaiter l’anniversai­re de tes amis, quand exhumer des souvenirs qui te permettent de mieux réaliser à quel point le temps passe. L’algorithme joue avec ta nostalgie, tes sentiments, te fragilise, t’infantilis­e. Elle te poursuit même jusque dans l’au-delà. Tu penses à cet homme que tu connaissai­s un peu, décédé récemment. Sa page Facebook continue, elle, à vivre sans lui demander son avis. On ne quitte pas le jeu si facilement. Sartre disait : « La vie est faite de choix : oui ou non. Continuer ou abandonner. Se relever ou rester à terre. Se battre ou se rendre. Vivre ou mourir. » Oui mais non, plus maintenant. Le choix a rendu l’âme. Le message apparaît sur l’écran. « Maintenant ou plus tard ? » Tu éteins d’un geste rageur tous tes appareils électroniq­ues. Soit le plus haut stade de rébellion dont tu sois capable désormais. Tu sais déjà que tu ne gagneras pas ce combat. Que demain, au réveil, tu auras besoin de ton téléphone. Qu’après-demain, tu finiras par céder, en chèvre de Monsieur Seguin, et télécharge­r la foutue mise à jour pour rester dans l’époque et ne plus subir les attaques inlassable­s de cet empire. Sartre ajoutait : « Vivre ou mourir, le choix le plus important, mais la décision nous appartient rarement. »

“TU RÉALISES LE NOMBRE D’INJONCTION­S QUI TE PARVIENNEN­T”

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