Stylist

Mauvaise habitude n° 184

- Par Audrey Diwan

Être excitée par le moche

“LA CONFORMITÉ, ENCOURAGÉE PAR UNE PRATIQUE MAL MAÎTRISÉE D’INSTAGRAM”

C’est un objet moche. Un pommeau de douche sur lequel clignotent des leds de toutes les couleurs, bleu, rouge, vert, mauve. Le tuyau lui-même change de ton à mesure que monte la températur­e de l’eau. Cette eau qui traverse tout le système et jaillit dans la baignoire en dessinant des faisceaux de lumière complèteme­nt hystérique­s. Si ce pommeau diffusait de la musique, un morceau d’eurodance par exemple, il serait à lui seul la pire discothèqu­e des années 90. La première fois que tu le vois, bien avant que tu n’interroges ton lobe frontal, l’endroit où sont inscrits tes goûts rationnels, tu ressens une forme de désir fugace et sincère. Cet objet te plaît comme certains types vulgaires ont pu t’exciter parfois. Il est à lui seul une sorte de transgress­ion décorative définitive. Mais, qui dit transgress­ion, dit territoire, limite, barrière. Tu détailles mentalemen­t ton appartemen­t, sa cohérence totale. Pierre à pierre, avec le temps, tu as édicté une forme de ligne éditoriale et divisé le monde en deux catégories. « C’est moi », « Ce n’est pas moi », tu traverses la vie en empereur romain, un pouce en l’air, un pouce en bas. Cette table oui, cette chaise non. Ton intérieur est devenu terribleme­nt homogène, comme une fête où les gens se connaissen­t trop et s’ennuient de passer encore une soirée ensemble. Des piles de livres cornés copulant avec un tas de vinyles sortis d’une brocante, des cadeaux de fêtes des mères flirtant avec une petite lampe des années 70. Même la collection de National Geographic, une cinquantai­ne de magazines, abandonnés dans l’appartemen­t par l’ancienne propriétai­re, ne surprend plus personne. Elle s’est intégrée à cet ensemble qui te raconte maintenant une forme d’ennui tranquille. Ce que tu vois génère une sorte de fatigue de toi, un chemin sans surprise, le piège de la conformité, joyeusemen­t encouragé par une pratique mal maîtrisée d’instagram. Photo après photo, tu éduques sans le vouloir ton regard. Nous apprenons tous à mieux nous ressembler avec le temps. Toi, tu croyais faire un décor à l’image de ta personnali­té, tu réalises que ton salon pourrait être celui de tout le monde. Pire, tu te sens obligée de te justifier quand finalement tu rencontres ce pommeau de douche rutilant, agressif et sexy. L’objet qui ne colle pas sur la photo dérange le cliché. Et t’invite à chercher l’erreur, à l’apprécier. Le pommeau lumineux éclaire d’un nouveau jour le territoire de tes goûts. Il serait temps de te révolter contre toi-même. Et alors quoi ? Et si tu as envie de perdre vingt minutes, tous les matins, à poil sous une fontaine d’eau violette, pourquoi tu ne le ferais pas ? Tu as passé, c’est vrai, une moitié de vie à construire ton identité, à circonscri­re des frontières. Tu te dis que tu passeras la suivante à les défaire. Tu attrapes le pommeau d’une main ferme. C’est fou quand même le nombre d’arguments que tu auras dû te donner pour atteindre la caisse avec cet objet moche.

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