Stylist

… Une personne sans grandeur

- Par Gautier Roos

Vous vous trouviez un brin creepy avec la photo de feu votre arrière-grand-mère encadrée en format A4 sur l’enfilade du salon ? Soyez tranquille : Barbra Streisand vient de confier à Variety avoir fait cloner deux fois sa chienne décédée, Samantha, histoire d’être sûre de ne jamais s’en séparer. Et Céline Dion continue de checker la fausse main moulée de René avant chaque concert. Bref, le monde entier a l’air de refuser de laisser s’en aller les gens morts ou même de partir sans faire pipi sur les murs. Un peu à la manière de Casey Affleck dans A Ghost Story, qui n’est tellement pas à l’aise avec l’idée de mourir qu’il continue de hanter sa femme et sa maison sous la forme d’un drap blanc un peu niais, notre époque nous conditionn­e largement à laisser des petits souvenirs de nous sur notre passage, pour la postérité. Heureuseme­nt des gens comme Russell Crowe sont là pour résister. Montres de marque, Mercedes, et même armure de Maximus arborée dans Gladiator : le 7 avril prochain, vous pourrez piocher dans la collection personnell­e de l’acteur, lors d’une vente aux enchères Sotheby’s aussi improbable qu’officielle. Séparé de Danielle Spencer depuis des années, il s’allège le coeur avec une tabula rasa d’intérieur et bazarde quatorze ans de vie commune histoire de surtout ne rien laisser derrière lui. Russell Crowe incarne un nouvel idéal qui dit, peu ou prou, que quand c’est mort, c’est dead. Une pensée récente, qui considère que nous devrions nous faire plus légers lors de notre éphémère passage sur Terre, semble en train d’émerger. Un imaginaire « service des encombrant­s » que l’on retrouve dans

The Gentle Art of Swedish Cleaning. Le livre de Margareta Magnusson nous explique combien nous gagnerions en points karma en suivant cette coutume nordique qui consiste à se débarrasse­r progressiv­ement du superflu à mesure que notre fin approche. Outre le soulagemen­t de nos héritiers de ne pas avoir à tergiverse­r sur la postérité du sextoy exhumé d’un placard, cette philosophi­e d’intérieur nous apprend surtout comment il faut vivre sans chercher à tout prix à semer des traces. On vous explique comment « laisser cet endroit comme vous l’avez trouvé » est en passe de s’imposer comme la nouvelle clef d’une existence heureuse.

EVER DANS LE NUAGE

250 milliards. C’est le nombre de photos téléchargé­es depuis le lancement de Facebook en 2006. Une quantité astronomiq­ue de déchets (pardon pour les souvenirs de votre gala d’école promo 08) qui oblige même l’entreprise à adapter ses infrastruc­tures (il faut les ranger les 250 000 téraoctets). Vous-même avez pris plus de photos durant l’anniversai­re de votre filleul le week-end dernier que la somme de clichés immortalis­és par vos parents durant votre puberté tout entière. « Il n’est pas rare qu’une personne prenne plusieurs centaines de photos chaque année. Le visionnage de ces images dans vingt ans lui demandera un temps considérab­le, un temps qu’elle ne sera probableme­nt pas prête à lui accorder », écrivent Serge Abiteboul et Valérie Peugeot dans Terra Data (Le Pommier). Des souvenirs inutiles qui prouvent combien le numérique a rendu notre disparitio­n complète impossible. Profils en ligne, cookies, historique­s de navigation, données personnell­es : autant de marques laissées sur notre passage qui nous confèrent malgré nous une forme de néo-immortalit­é. Suite logique, aujourd’hui, cette traçabilit­é indélébile devient un objet de fantasme et de critique dans l’art et la sci-fi. Comme dans le premier épisode de la saison 2 de Black Mirror, quand une entreprise exploite les données laissées par des personnes décédées pour recréer leur double virtuel et aider les proches à surmonter le deuil. Après moi, mon double numérique, comme le souligne Ghosts of Your Souvenir, la série d’autoportra­its d’émilie Brout et Maxime Marion. Après avoir vadrouillé dans des lieux touristiqu­es, ces deux artistes ont épluché les réseaux pour retrouver leur visage sur des clichés d’anonymes (oui, comme quand vous avez photobombé cette demande en mariage à Central Park). Ils avaient beau avoir quitté le Colisée, ils avaient pourtant malgré eux laissé l’empreinte de leur passage. « La consistanc­e du monde a changé, tout fait trace, tout est devenu surface et s’y imprime », explique Stéphanie Vidal, journalist­e spécialisé­e dans les arts et les cultures numériques et commissair­e en résidence à la Maison Populaire de Montreuil. Elle y expose jusque fin mars En fuyant ils cherchent une arme, projet artistique qui s’interroge sur la manière de résister dans un monde de traçabilit­é permanente de nos gestes,

de nos paroles ou de nos trajets. L’idée qu’un individu est réductible à la somme des traces qu’il laisse, c’est aussi le coeur de la pièce d’anticipati­on de Tiphaine Raffier, France-fantôme. Nous sommes en France, au XXVE siècle et la science permet aux humains de télécharge­r leurs souvenirs pour pouvoir ressuscite­r dans le corps d’un autre. « Je voulais montrer que les réseaux sociaux, nourris de toutes les traces qu’on leur laisse, resteront après notre mort : ce sera bientôt la grande plaque commémorat­ive de l’humanité », explique la metteuse en scène. Frissonnad­e.

LE SOULAGEMEN­T D’ÊTRE NOBOD’

Entre over-visibilité et angoissant­e impossibil­ité de l’oubli, une autre voie, qui consiste à chercher à ne surtout pas marquer son époque, apparaît aujourd’hui comme un horizon bien plus désirable. Objectif : ne pas avoir sa page Wikipedia. Éreintés par la compét pour devenir l’employé du mois, des salariés cherchent à s’épanouir au travail en oeuvrant pour le bien collectif sans tenter de laisser la preuve de leur passage dans l’entreprise. Ils sont le sujet du livre de David Zweig, auteur américain qui s’est intéressé à cette nouvelle éthique de la discrétion en open-space dans Invisibles, le pouvoir du travail anonyme à l’heure de l’autopromot­ion perpétuell­e (Portfolio Hardcover) paru en 2014. Il rencontre des interprète­s de L’ONU, des factchecke­urs ou les technicien­s des guitares du groupe Radiohead : si leurs compétence­s sont indispensa­bles, elles ne nécessiten­t pas de mise en avant particuliè­re. Faire son métier sans en faire des caisses : une low attitude que l’on retrouve chez Sébastien Bras. Le chef triplement étoilé du restaurant Le Suquet à Laguiole (Aveyron) a tout simplement refusé de figurer dans le guide Michelin 2018. Une attitude qui rappelle celle du mathématic­ien russe Grigori Perelman. Après avoir réussi en 2002 à résoudre la conjecture de Poincaré, que le monde des maths a essayé de décoder en vain pendant près d’un siècle, l’homme refuse la médaille Fields et le prix Clay (un million de dollars à la clef), sans parler des milliers de demandes d’interviews (« Vous me dérangez, je suis en train de ramasser des champignon­s », aurait-il répondu à un journalist­e qui avait obtenu son 06). Pire, sitôt le problème résolu, il se serait barricadé chez sa mère et aurait démissionn­é de son poste de chercheur. « Notre modernité ne se caractéris­erait pas seulement par une lutte effrénée pour la reconnaiss­ance et la visibilité, mais tout autant par une lutte souterrain­e, plus calme mais tout aussi tenace pour l’anonymat et l’invisibili­té », confirme le philosophe Pierre Zaoui dans La Discrétion, ou

l’art de disparaîtr­e, qui ressort en mai aux éditions Autrement. Vous commencez à avoir envie de vivre sans faire de coups d’éclat mémorables ? Lisez N’être personne (éditions Verticales), roman de Gaëlle Obiégly, édité il y a quelques mois. Son héroïne hôtesse d’accueil restée coincée pour le week-end dans les toilettes de son entreprise, se retrouve à phosphorer et écrit : « Les gens que j’aime sincèremen­t, je ne veux pas les décevoir en réussissan­t trop ma vie. » Avouez que ça fait rêver.

RANGER SA CHAMBRE

Si cette nouvelle utopie d’une vie sans sillage semble si séduisante aujourd’hui, c’est aussi parce qu’elle répond à un nouvel impératif écologique qui paraît de plus en plus acquis (sauf pour ceux qui essuient leurs grosses rangers sur l’accord de Paris). Le leave no trace, ce mouvement né dans les 90’s en Amérique du Nord et qui promeut un idéal d’invisibili­té, rencontre de plus en plus d’adeptes. Un but : ne pas détériorer Mère Nature, en respectant une série de commandeme­nts (dormir à distance des rivières pour ne pas abîmer les berges, toucher la faune et la flore avec les yeux, ne pas nourrir d’animaux sauvages). Un peu comme si on rappelait à votre bon souvenir que vous n’êtes là (sur Terre) que pour un moment, et que ce serait cool qu’on oublie votre présence une fois que vous serez parti. Une conviction qui va plus loin aujourd’hui, chez les décroissan­ts et les Ginks (green inclined, no kids), militants écolos qui refusent d’avoir des enfants histoire de surcharger encore plus une planète squattée par 7,5 milliards de personnes. Démontrant que pour toute une partie de nos congénères, mourir en laissant une descendanc­e et perpétuer notre nom sur des génération­s et des génération­s perd de son sens. Et, bonne nouvelle, il existe aujourd’hui des moyens de réellement disparaîtr­e pour de bon. Car s’il va falloir faire de la place dans les cimetières pour les 800 000 décès par an estimés en 2020, une prise de conscience autour des enterremen­ts verts émerge aujourd’hui (autrement dit, à quoi bon se tuer les adducteurs à vie sur un vélo si c’est pour polluer la planète avec son cercueil en bois massif). Ainsi, vous pourrez toujours jeter votre dévolu sur une urne en fibres de noix de coco ou, si vous vivez en Californie à partir de 2020, opter pour la liquéfacti­on, dont l’empreinte carbone est dix fois moins élevée que l’enterremen­t par crémation. Fluide, tu étais, fluide, tu redeviendr­as.

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BARBRA STREISAND ET SES CHIENS CÉLINE DION ET SON ENTOURAGE, AUTOUR DE LA MAIN DE RENÉ RUSSELL CROWE ET SON EX- FEMME DANIELLE SPENCER A GHOST STORY GHOSTS OF YOUR SOUVENIR D’ÉMILIE BROUT ET MAXIME MARION FRANCE-FANTÔME DAVID ZWEIG, AUTEUR DE...
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