Stylist

Un fard dans le cosmos

Les ingénieurs de la NASA ont tenté d’établir un dialogue hilarant avec une espèce alien : les femmes

- Par Simon Clair

C’était il y a deux mois mais la scène avait des airs de déjà-vu pour les spécialist­es de la NASA. Le 16 janvier 2018, le NASA History Office partageait sur Twitter une photograph­ie ressortie du fin fond de ses archives. On pouvait y voir une trousse de maquillage jaune contenant toutes sortes de produits de beauté. Pour accompagne­r le tweet, une citation de l’astronaute américaine Sally Ride revenait sur l’objet avec un brin de moquerie : « Les ingénieurs de la NASA, dans leur infinie bonté, ont décidé que les femmes astronaute­s voudraient se maquiller – donc ils ont créé une trousse de make-up… Je vous laisse imaginer les discussion­s parmi les ingénieurs, principale­ment masculins, au sujet de ce qu’il faudrait mettre dans ce kit.» Il n’en fallait pas plus pour déclencher une de ces petites tempêtes virales dont seul Twitter a le secret. Quelques milliers de retweets plus tard, les internaute­s, principale­ment les femmes, n’y allaient pas par quatre chemins. « Amusant et triste à la fois. Est-ce que quelqu’un a au moins demandé aux femmes astronaute­s si elles voulaient porter du maquillage ? », « Ça doit être une blague n’est-ce pas ? » ou « Ça coûte je ne sais pas combien d’emporter quelque chose dans une navette et leur priorité est le maquillage ?!! » pouvait-on lire sur le réseau social après que 3,7 millions de personnes avaient vu passer le tweet de la NASA. À croire que ce petit objet de rien du tout avait déclenché une véritable guerre. Une histoire qui semble pourtant amuser l’américaine Valerie Neal, curatrice du National Air and Space Museum à qui appartient désormais l’objet. Depuis son bureau de Washington, elle hausse les épaules,

l’air un peu amusée. Ce n’est pas la première fois que cette petite trousse jaune sème la zizanie. « À chaque fois que la photo de ce kit de maquillage refait surface sur Internet, c’est la même histoire. Les gens disent que c’est du gâchis d’argent ou ils parlent de sexisme. Mais ils ne comprennen­t pas bien d’où vient cet objet et quelle est son histoire. Sur Terre, les gens ont toutes sortes d’opinions à propos de tout, y compris le maquillage. Eh bien, il ne faut pas oublier que dans l’espace, c’est pareil », résume Valerie Neal. Car si la création de cette trousse de maquillage n’est pas exempte de quelques maladresse­s d’époque, elle témoigne surtout d’une envie de bien faire de la part de la NASA. Retour sur le mascara, le blush, le rouge à lèvres ou l’eyeliner les plus incompris de la planète.

OBJET FLOTTANT NON IDENTIFIÉ

Cette aventure spatiale débute en 1978. L’amérique est alors en pleine période de bouleverse­ments sociétaux et les idéaux progressis­tes de la jeunesse hippie commencent tout juste à se faire ressentir à l’échelle des institutio­ns nationales. Pour la première fois de son histoire, la NASA intègre dans ses rangs, jusqu’alors uniquement masculins, une promotion de six femmes astronaute­s. Parmi elles, Kathryn D. Sullivan insiste à l’époque sur le fait que « nous ne voulons pas devenir les filles astronaute­s, distinctes et séparées des mecs… Nous sommes toutes intéressée­s par des tâches qui ne sont pas spécialeme­nt féminines ». Sauf que dans la pratique, les ingénieurs de la NASA se rendent vite compte que l’environnem­ent de travail dans une navette spatiale n’est, à ce momentlà, pas encore adapté aux femmes. Pour pouvoir être envoyé dans l’espace, chaque objet, vêtement ou outil doit d’abord avoir été approuvé par l’équipe technique. La raison est simple : « Dans l’espace, l’absence de gravité fait que n’importe quel objet est susceptibl­e de flotter au milieu de la navette et de finir, au hasard, dans l’oeil de quelqu’un. Tout doit donc être soigneusem­ent testé, mis aux normes, empaqueté, rangé dans des récipients et attaché par des systèmes d’élastiques ou de Velcro », explique Valerie Neal. Par exemple, le dentifrice des astronaute­s est conçu pour être avalé, afin d’en simplifier l’usage. Mais parmi les objets ayant été validés par les ingénieurs, tous ont été créés pour des hommes. S’il existe donc un modèle de caleçon unique pour tous les astronaute­s, il n’y a évidemment aucun soutien-gorge. De la même manière, la salle de gym des astronaute­s n’a prévu ni toilette ni vestiaire pour elles. Autant dire qu’une petite discussion semblait inévitable entre les hommes et les femmes de la NASA.

QUESTIONS GÊNANTES

Dans l’espace, chaque astronaute se voit attribuer une trousse hygiénique comprenant une brosse à dents, du dentifrice, des rasoirs, un peigne, du shampooing sec et autres produits de toilette utiles dans la vie quotidienn­e. Évidemment, ce kit a dû être repensé en 1978 par les ingénieurs de la NASA afin de correspond­re aussi aux besoins des nouvelles arrivantes. « Honnêtemen­t, à l’époque, je pense que la plupart des hommes ne connaissai­ent pas grand-chose des besoins hygiénique­s des femmes et qu’ils ne savaient pas comment le demander », raconte aujourd’hui William P. Barry, historien en chef de la NASA. Et pour eux, l’un des plus gros mystères est avant tout la question des tampons. Dans une interview réalisée en 2002 pour le départemen­t historique de la NASA, l’astronaute Sally Ride décrit donc des discussion­s surréalist­es : « Je me souviens des ingénieurs essayant de décider combien de tampons devaient être emportés pour une semaine de vol dans l’espace. Ils disaient : « Est-ce que cent serait un bon nombre ? » Nous répondions : « Non, ce n’est pas le bon nombre. » « Oui, mais nous ne voulons pas prendre de risque. » Je leur disais en riant : « Eh bien, je vous garantis que vous pouvez n’en prendre que la moitié sans qu’il n’y ait le moindre problème. » Autre question qui les taraudait : celle du maquillage. Fallait-il en mettre à dispositio­n ? Ou pas ? Comment poser cette question sans tomber dans la remarque sexiste ? Sûrement pas comme les journalist­es russes en tout cas. Lors d’une conférence de presse en 2015, six femmes astronaute­s qui s’apprêtaien­t à faire un vol de huit jours

“LE DENTIFRICE DES ASTRONAUTE­S EST CONÇU POUR ÊTRE AVALÉ”

dans l’espace s’étaient vu demander comment elles allaient bien pouvoir se débrouille­r pendant une semaine sans homme ni maquillage. « Je ne sais pas comment nous allons survivre. Car même en pleine mission spatiale, nous voulons vraiment rester jolies », avait simplement ironisé l’astronaute Anna Kussmaul en guise de réponse.

POUR OU CONTRE ?

Rhea Seddon, médecin et astronaute, faisait partie de cette promotion sélectionn­ée par la NASA en 1978 dans le Groupe 8, premier groupe d’astronaute­s à inclure des femmes. Sur son blog, elle racontait récemment comment les discussion­s sur le maquillage avaient eu lieu : « Nous avons toutes les six été conviées à une réunion avec des spécialist­es de l’équipement pour évoquer un autre “problème”. Après quelques phrases sur un peu tout et rien, ils en sont venus aux faits : est-ce que nous voulions avoir du maquillage à bord ? » Si l’astronaute Sally Ride estime que dans l’espace, le maquillage est une futilité, de son côté, Rhea Seddon le voit comme un outil franchemen­t bienvenu : « Au cas où il y aurait des photos prises de moi dans l’espace, je ne voulais pas avoir l’air fatigué ou me fondre dans le décor. J’ai donc demandé quelques produits de base.» En guise de prototype, ce kit de maquillage jaune est donc conçu par la NASA et mis à dispositio­n de celles qui le demanderai­ent. Pourtant, il ne voyagera jamais dans l’espace. Car rapidement, les ingénieurs vont autoriser les astronaute­s à emporter leurs propres produits de beauté, sous réserve qu’ils soient compatible­s avec les exigences, très strictes, de la vie en orbite (pas de poudre, rien d’inflammabl­e, etc.) Pour le site Total Beauty, l’astronaute américaine Catherine Coleman – mentor de Sandra Bullock sur le tournage du film

Gravity – résume la situation : « Réussir à trouver des produits compatible­s avec l’environnem­ent spatial est un vrai casse-tête. Nous avons donc formé un « club de filles » et nous nous laissons des choses les unes pour les autres à bord de la Station Spatiale Internatio­nale. Ça peut être un joli peigne, une ceinture, du maquillage ou une crème hydratante utilisable sur place.» L’astronaute italienne Samantha Cristofore­tti fait même des tutos vidéo dans lesquels elle livre quelques secrets de toilette comme celui de se couper les ongles près des bouches de ventilatio­n pour éviter que ces derniers flottent partout dans la cabine. Et si les produits de beauté ont visiblemen­t du mal à monter dans l’espace, l’inverse n’est pas le cas. Depuis quelques années, de plus en plus de marques de cosmétique­s s’inspirent des technologi­es de l’industrie aérospatia­le. Par exemple, L’oréal s’appuie désormais sur les recherches de l’agence spatiale européenne concernant les effets de la gravité sur la peau afin de développer de nouveaux produits. De son côté, la marque française Thermagen a adopté dans la fabricatio­n de ses produits des techniques de refroidiss­ement normalemen­t utilisées dans les moteurs des fusées Ariane. À ce rythme-là, il n’est pas impossible que d’ici quelques années la première enseigne 100 % cosmeto ouvre ses portes en direct de la Lune.

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LE KIT DE 1978
 ??  ?? LA PROMOTION DE 1978
LA PROMOTION DE 1978
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SALLY RIDE
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CATHERINE COLEMAN, EN 2010
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RHEA SEDDON, EN 1985

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