CHANTS DE BATAILLE
La musique, c’est comme l’amour, c’est mieux à plein.
Réunir tout ce qu’il y a de vaguement musicien parmi ses potes, squatter le garage des parents pour répéter, distribuer ses flyers à la sortie des facs… prenez le problème dans tous les sens que vous voudrez, le verdict restera sans appel : le groupe de musique, ça sonne un peu « avant ». Un folklore immanquablement vintage qui a sa place dans vos souvenirs de lycée, mais peine à la trouver dans la musique de 2018. Car du rappeur-beatmaker au DJ solitaire, en passant par le songwriter de chambre et ses ballades balancées sur Youtube (avec le petit effet lo-fi qui va bien), la musique est devenue un plaisir sacrément insulaire : chacun pour soi et le streaming pour tous. Au milieu de tout ça, pourtant, certains résistent. Malgré les coûts, les complications de com’, les emmerdes logistiques, ils insistent encore pour se faire plaisir à plusieurs. Notamment en France, où de drôles de crews un peu anachroniques ont retrouvé, ces dernières années, des scènes et du succès. Qui sont-ils ? Qu’est-ce qui leur prend ? Et de quelle manière réaffirment-ils que le live, la composition, la tournée, le contact avec le public, tout ça, se fait sans doute mieux en bande? Avant de les faire monter sur l’estrade du Stylist Club au Badaboum le 23 avril, aux pop-clubbers bouillonnants de Bagarre et aux esthètes disco de L’impératrice (cinq membres pour les premiers, six pour les seconds) on est allé poser la question à certains d’entre eux: «“Plus on est de fous…”, c’est toujours d’actu ? »
Si les groupes sont un truc du passé, qu’est-ce que ça fait de vous : des résistants nostalgiques ? Des précurseurs d’un come-back ? Emmaï Dee (Bagarre) – C’est un peu présomptueux mais je crois qu’avec Bagarre, on essaie de repenser la notion de groupe. Je ne nous trouve pas de point commun avec la définition du rock-band avec le frontman, la chanteuse…
La Bête (Bagarre) – On a l’apparence du groupe tradi, sauf qu’on n’a jamais été de cette culture. C’est comme si on avait pris cinq DJ pour créer un groupe : tout le monde passe par tous les instruments ou presque, et on peut aussi jouer sans, dans des formats club, ou showcase. Il n’y a personne au-dessus des autres, ou plus en avant.
Charles (L’impératrice) – Pour nous, c’est différent, mais il y a quand même cette coexistence des six qui, parfois, a du mal à être bien comprise. On s’appelle L’impératrice et on a une chanteuse, ça peut facilement laisser croire qu’elle est l’incarnation, la mascotte. Pourquoi c’est plus difficile de communiquer pour vous que pour un artiste solo ? E.D. – Ce n’est pas évident d’orchestrer la lisibilité du projet avec des canaux de com’ qui sont tous conçus pour le solo. Quand on nous invite à la télé, par exemple, on insiste toujours pour être là, tous les cinq, et les émissions font facilement la moue : il n’y a que trois tabourets, ou deux micros, on a l’impression de s’incruster, de débouler à un peu trop. Regarde, même aujourd’hui c’est le bordel !
Majnoun (Bagarre) – C’est pareil pour Instagram : comment l’utiliser en tant que groupe ? Est-ce qu’il faut nos cinq gueules tout le temps ?
Ch. – En fait ce qui est compliqué, c’est que le public est en demande d’identification. Cette identification est évidemment plus « facile » avec des projets à démarche personnelle très forte, comme ceux d’eddy de Pretto ou de Juliette Armanet pour ne citer qu’eux.
Qu’est-ce que l’esthétique du gang, les codes, les tenues permettent de construire ?
E.D. – Une histoire. Dès le début, on a voulu avoir des costumes de scène avec le streetwear, les chaînes en or, et puis des pseudonymes, pour se créer un rôle.
L.B. – C’était aussi pour suggérer un mode de vie, de fête, de live. Ce n’est pas pour rien qu’on a choisi notre style de scène : des fringues qu’on pourrait défoncer, où on pourrait suer
– on n’avait pas les moyens d’opter pour le costard ! Aussi parce que l’idée, c’était d’adopter un dress code qui puisse être imité. Les gros fans de Bagarre, je les repère dans le public, ils viennent en tenue, parfois en grossissant le trait de façon très excentrique. Il y a un côté : tout le monde a le costume de Bagarre dans son placard, presque sans le savoir. Après, on n’a rien inventé : cette espèce de glam streetwear, ça existe partout.
E.D. – C’est là qu’il s’agit moins d’un gang, avec ce que ça implique d’entre-soi et d’exclusion, que d’un mouvement où tout le monde peut s’incruster.
Le groupe, c’est plutôt une opportunité d’ordre, d’harmonie collective, ou au contraire de désordre et de chaos ?
Ch. – Avec L’impératrice, le processus créatif a mis du temps à se collectiviser. J’ai monté le projet, et appris ou plutôt suggéré aux autres membres comment se greffer à l’identité que j’avais voulu lui donner. Ils ne composaient, au début, que leurs arrangements. Aujourd’hui, nous sommes arrivés à quelque chose de très collectif, mais il a fallu le construire sur la durée. Flore vient du jazz, les autres musiciens pour certains du classique voire du baroque. L’album s’appelle Matahari, pour refléter cette idée des facettes multiples, et on y trouve des morceaux composés par moi, d’autres non, où parfois j’arrange, et parfois même pas. Notre mode de collectif a mis des années à éclore : j’en reste un peu l’architecte, mais en m’attachant à une grande égalité entre les musiciens. D’ailleurs, depuis le tout début, tout le monde est payé à part strictement égale.
M. – À Bagarre tout le monde écrit, réarrange, compose, et même sans instruments assignés. Ce qui nous passionne, c’est la marge de surprise que ça crée : on écrit en binôme ou en trinôme, selon des configurations variables, et ce n’est pas forcément le meilleur au chant ou à tel instrument qui se verra confier ce poste.
L.B. – On est à égalité y compris dans nos imperfections techniques et ça aussi, ça se travaille : on s’imagine que faire chanter quelqu’un qui ne sait pas le faire, c’est une sorte de paresse alors qu’au contraire, c’est tout un boulot d’accompagnement, d’arrangement, d’écriture autour. Car on est très sérieux dans notre façon de désorganiser. Il y a un côté doctrine anar : déconstruire un concert, la notion de groupe, d’album. Mais cet esprit libertaire n’est pas synonyme de chaos. Le chaos c’est une imagerie : une imagerie qui a d’ailleurs
suffisamment irrigué la communication de marques pour qu’on ait envie que des groupes de musique nous la ressortent sur le même air.
Le cliché du groupe à succès, c’est le membre qui lâche tout pour sa carrière solo. Qui sera votre Zayn Malik ?
Ch. – Pour l’instant, on a la chance de ne pas en avoir, et je suis assez attaché à ce que L’impératrice reste ensemble, voire impose une certaine exclusivité à ses membres. Notre bassiste est allé participer à quelques gros projets en studio. On a compris, car dans les conditions d’une vie de musicien, ces collabs sont tout simplement un levier de subsistance. Mais c’est vrai que quand on a monté ensemble un son, une patte, on peut redouter de se faire voler ça.
L.B. – Quand je me demande qui sera notre Zayn Malik, j’espère « tout le monde ». À un moment donné, Animal Collective, par exemple, est devenu une nuée de projets solo (généralement en « Panda » truc), et le groupe y a survécu. Ou le Wu-tang, dont les membres fondateurs ont tous eu une personnalité suffisamment forte pour exister à la fois en solo et sous la bannière du groupe. On le sait assez peu, mais c’est très organisé : il y a le premier cercle avec RZA, GZA, Ol’ Dirty Bastard, puis le second avec notamment Ghostface Killah, Raekwon, et tous les Killa Bees qu’ils ont formés, des rappeurs plus jeunes qui sont entrés sous l’étiquette Wu-tang.
Le crew, c’est les avantages du groupe sans les inconvénients ?
Ch. – Quand ça donne des trucs comme Odd Future, par exemple, c’est assez admirable. Une famille bourrée de possibilités, de feats, de collabs diverses, avec à la fois des styles radicalement différents entre un Tyler The Creator et un Frank Ocean, et une espèce d’identité partagée.
M. – L’essentiel, c’est de réussir à concilier l’individuel et le collectif. Par exemple les Ramones qui sont nés, ont vécu et sont morts au même endroit, mais qu’on connaît tous séparément. Ou tout ce qui a émané de Joy Division avec New Order, la création de l’hacienda. L’idéal, quelque part : faire vivre une culture musicale, fonder une identité qui survive au groupe lui-même, ses membres, sa musique, son image.
L.B. – Je ne serais même pas contre l’idée de labelliser, au sens créatif, pour abriter les productions d’autres gens. C’est une belle façon de concevoir un groupe. Mais on est sans doute un peu jeunes pour ça, pour l’instant.
Vous êtes copains, en dehors des tournées et des répèt’?
M. – À vrai dire, je crois qu’on se voit probablement une centaine d’heures par semaine, en enlevant juste le sommeil. Bagarre, c’est une bande de copains qui est devenue un groupe.
Ch. – Et L’impératrice, c’est un groupe qui est devenu une bande de copains. Ça s’est monté par relations musicales et professionnelles… et aujourd’hui quand on prévoit une tournée
d’été entre Venise, Rome et Marseille, j’ai l’impression de préparer nos vacances. Il y a un côté colo.
Ce serait possible, sans ça ?
Ch. – Artistiquement, ça me semble plausible que la relation s’arrête à la fin du morceau et reste efficace. C’est d’ailleurs ce qui se passe en studio : on fait appel à plein d’autres musiciens. Mais je crois que sans ça, j’aurais surtout été beaucoup moins attaché à l’idée que le groupe appartienne à tout le monde.
Est-ce que la musique à plusieurs est forcément une guerre contre l’ego ?
Ch. – Il y a de ça. Contre ceux des autres et bien sûr le mien.
E. – On a toujours eu à coeur de faire tomber l’individualisation, la starification, le piédestal sur lequel les musiciens apparaissent. Physiquement, même : récemment, on a fait une date à Saint-brieuc avec très peu de monde. On a dit à tout le public de monter sur scène, et on a joué depuis la fosse.
M. – Évidemment tu peux pas faire ça tout le concert. Mais au maximum, quand la config le permet, on veut rappeler que la scène, c’est juste une marche.
L.B. – Et ça aussi, ça se construit avec un public. Fugazi faisait tout le temps monter les fans, mais en reposant sur la discipline du punk. Le public ne faisait pas n’importe quoi. Sur des vidéos, tu peux voir un mec assis à côté du chanteur, tout calme… Ça se travaille sur du long terme, les gens doivent comprendre le code, voir des images des lives, être accompagnés. Mais ce serait un rêve.
M. – Et c’est nous qui faisons partir les gens, on ne laisse pas intervenir la sécurité. On est garants de ça, ce serait trop facile de laisser les gens foutre le bordel et laisser ça aux vigiles. C’est comme inviter des gens à une teuf chez toi et à deux heures du mat, t’appelles les flics.
La Femme, Feu ! Chatterton, Grand Blanc, Bon Voyage Organisation, Hyphen Hyphen… Est-ce que les groupes reviennent en force ?
L.B. – Au fond, j’ai l’impression qu’il y en a juste un par genre. La coldwave de Grand Blanc, le rockabilly de La Femme… Mais peut-être bien que c’est un début, oui.
Ch. – S’il y a retour en force, c’est normal qu’il soit long : tout est plus lent, en groupe, l’ascension médiatique, la programmation…
M. – Mais aussi con que sonne le dicton, je vous assure : seul on va vite, ensemble on va loin.