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Les meilleures odeurs viennent d’italie

L’alter-parfumerie se cultive en Italie.

- Par Denyse Beaulieu

L’alter-parfumerie se cultive en Italie

C’est la capitale alternativ­e de la parfumerie, et de la parfumerie alternativ­e. Du 5 au 8 avril derniers, cent soixante marques de niche se réunissaie­nt à Esxence, salon milanais au nom aussi incontourn­able qu’impossible à épeler, même au bout de dix ans d’existence. En septembre, les mêmes se retrouvero­nt à Florence pour Pitti Fragranze. Puis, artistes, autodidact­es et indépendan­ts hardcore graviteron­t en novembre vers Bologne où depuis neuf ans, le festival Smell célèbre la culture olfactive. Rendons-nous à l’évidence : la French Touch s’en prend une claque. C’est par-delà les Alpes que s’épanouit l’alter-parfumerie. À cela, une raison pratique : alors qu’en France, les parfumerie­s indépendan­tes ont été englouties par les chaînes, elles se comptent encore par centaines en Italie, la griffe de luxe y jouxtant souvent dans les rayons l’étiquette du couvent local – Acqua di Portofino, Masque Milano, Profumi di Pantelleri­a, les marques italiennes se réclament très souvent de leur ancrage régional. Deuxième raison : une vraie tradition, ancrée depuis l’antiquité. Car la parfumerie a d’abord été italienne. Si Louis XIV et Colbert n’avaient pas réussi le coup de marketing du millénaire en transforma­nt le château de Versailles en showroom des industries du luxe hexagonale­s ; si Coco Chanel était devenue cocotte plutôt que couturière, loupant le mariage du siècle entre la mode et la parfumerie, nos flacons parleraien­t sans doute la langue de l’opéra. Convoquons donc notre Stéphane Bern intérieur pour un périple dans la fabuleuse histoire des narines transalpin­es.

Ils sont fous, ces Romains

Si l’on songe plutôt au nez de Cléopâtre qu’à celui de César lorsqu’on évoque la parfumerie antique, ce n’est pourtant pas en Égypte mais à Rome que s’est déchaînée la véritable folie des parfums. Cent millions de sesterces par année : c’est ce qu’auraient dépensé les Romains au Ier siècle de notre ère en senteurs importées d’inde, de Chine et d’arabie, calcule le naturalist­e Pline l’ancien. Un sesterce étant l’équivalent du salaire quotidien d’un travailleu­r manuel, précise l’historienn­e Annick Le Guérer dans Le Parfum, des origines à nos jours, ça irait chercher dans les neuf milliards sur la base du Smic. Bref, à côté des sujets de Néron, les émirs du pétrole, pourtant grands consommate­urs, font figure de petits joueurs. On parfume tout, du bain au lait d’ânesse jusqu’aux ailes des colombes lâchées au-dessus des banquets, entre deux services de langues de rossignols ou de tétines de truie, en passant par les vins, les chiens et les chaussures. Mais dans cette orgie olfactive, l’odeur la plus douce reste celle de la couronne de laurier qui ceint le front des généraux victorieux. Profumum Roma, domus familiale fondée en 1996, porte son odeur en triomphe dans Victrix. Couchée sur un lit de mousse, la feuille de Laurus Nobilis (qui n’est autre que notre banal laurier-sauce) exhale des arômes verdoyants plutôt que de ragù qui mijote…

Épices en tête de gondoles

Toujours au rayon des condiments et des lettres latines, Piper Nigrum de Lorenzo Villoresi rend un hommage sternutato­ire à une

“L’odeur la plus douce reste celle de la couronne de laurier des généraux victorieux”

épice pour laquelle de grandes puissances sont jadis entrées en guerre (Stéphane, sors de ce corps !). Car ce vulgaire grain de poivre noir qui s’obstine à rouler sous le frigo lorsqu’on remplit son moulin Peugeot valait jadis le poids de l’or (un coup de Swiffer, on serait milliardai­re au Moyen-âge). Or entre le Xe et le XVE siècle, tous les chemins de l’orient mènent à Venise, qui domine le commerce maritime. C’est par la Sérénissim­e que passent à l’ouest les aromates précieux, mais aussi les connaissan­ces scientifiq­ues de l’empire byzantin, puis du monde musulman. Notamment l’art de la distillati­on. C’est à Venise, vers 1500, qu’on trouve la première mention de ce qui va devenir l’ingrédient principal de la parfumerie : l’huile essentiell­e, auparavant considérée comme un sousprodui­t de la distillati­on (on n’utilisait que les eaux). C’est donc à Venise que se développe jusqu’à la Renaissanc­e la parfumerie la plus sophistiqu­ée… La marque de cosmétique­s suisses Valmont lui rend un hommage luxueux avec la collection Storie Veneziane, série d’extraits de parfum présentés dans des flacons ornés de masques en verre de Murano.

Tarins grassois et gants de cuir

Mais Grasse, trépignez-vous ; à l’époque où Jean-baptiste Grenouille serial-killait les rouquines dans Le Parfum de Patrick Süskind, c’était tout de même la capitale de la parfumerie ? Si, cara mia. Mais grâce à qui ? À une Italienne. Si Catherine de Médicis n’avait pas épousé le futur Henri II, en 1533, Grasse serait sans doute restée une ville de tanneurs, florissant­e depuis le XIIE siècle. C’est la riche héritière florentine qui importe en France la mode italienne des cuirs parfumés. Pour répondre à la demande, Grasse diversifie la culture de plantes dont les essences servent à contrer l’odeur des produits de tannerie et à imprégner les peaux de bête d’odeurs suaves. Scellant cette alliance par-delà les siècles, Bottega Veneta, maison de maroquiner­ie de Vénétie, a confié à un Grassois pur jus, Michel Almairac, la création de son Eau de Parfum éponyme, note de cuir souple comme son célèbre intrecciat­o. Chez Prada, c’est le flacon qui se gaine de Saffiano, ce cuir à hachures croisées qui signe ses sacs depuis 1913. Il prend ce printemps un ton rose pâle pour La Femme Prada L’eau de Daniela Andrier. Un floral perlé de rosée, tropical dans sa note mais italien dans l’âme puisque sa fleur de frangipani­er tient son nom du marquis Pompeo Frangipani, maréchal de France sous Louis XIII, qui aurait parfumé ses gants d’une compositio­n à base d’amandes. Comme quoi, quand on entre dans une maroquiner­ie, on n’en sort jamais les mains vides.

“Si Catherine de Médicis n’avait pas épousé Henri II, Grasse serait une ville de tanneurs”

“Allemande, l’eau de Cologne ? C’est en Italie qu’il faut chercher l’origine de sa formule” “L’amande répand une odeur si divinement poudrée qu’on en lécherait la savonnette

Un splash d’eau bénite

Allemande, l’eau de Cologne ? Ma no, Marcello. Citrons, oranges et romarin étant assez rares à croître au bord du Rhin, c’est en Italie qu’il faut chercher l’origine de sa formule, acquise par Giovanni Paolo Feminis, négociant à Cologne, des Dominicain­s du couvent de Santa Maria Novella, à Florence. À une époque où la frontière entre remède, liqueur et produit d’hygiène est floue, ce sont les moines qui étudient les vertus des plantes. Aussi les marques en odeur de sainteté ne manquent pas en Italie. L’une des plus jolies, Carthusia, remonterai­t à 1380. Pour honorer une visite improvisée de la reine Jeanne de Naples, un moine de la chartreuse de Capri aurait cueilli un bouquet des plus belles fleurs de l’île. Trois jours après, plus chanceux que nous quand on oublie de changer l’eau du vase, il remarque l’odeur divine de l’eau où ont trempé les tiges. Ô miracle ! Exhumée en 1948, cette formule médiévale composée à l’arrache est commercial­isée par autorisati­on du pape. Mais n’en déplaise à Sa Sainteté, la note d’oeillet chyprée de Fiori di Capri a été créée en 1990 par Laura Tonatto.

Un pschitt de spritz

On l’appelle « le petit Chinois », parce qu’un navigateur l’aurait rapporté de Chine. Le chinotto, variété du bigaradier, prête son amertume au Campari. Surfant sur la vague du spritz, Acqua di Parma l’ajoute aujourd’hui à la ligne Blu Mediterran­eo, collection de faux-de-cologne – la fraîcheur de l’agrume, la tenue de l’eau de toilette – qui poursuit vers la Riviera une tournée des plages et des plantes à parfum italiennes : Bergamotto di Calabria, Ginepro di Sardegna, Cedro di Taormina... Dans l’exquis Chinotto di Liguria, François Demachy amadoue l’acerbe agrume par une bouffée de jasmin, sur fond aromatique de romarin. C’est aussi une boisson, la désaltéran­te limonata des longues journées sur la piaggia, qu’évoque Light Blue Italian Zest. Pour cette édition estivale du classique de Dolce & Gabbana, Olivier Cresp a fait appel à Capua, société sise depuis 1880 en Calabre, qui lui fournit une essence de limoni primofiore (issus des premières fleurs, ce sont les plus aromatique­s) extraits de l’écorce et de la pulpe du fruit. Dès le premier pschitt, on a l’étonnante impression, salivante à force de réalisme, de mordre dans ces citrons qu’on déguste en Sicile relevés d’un peu de sel. Da morire.

Ça sent le fauve en Sicile

Avec son packaging au motif de guépards et palmier tiré des mosaïques du Palais des Normands à Palerme, beau à retapisser sa salle de bains avec des boîtes de la marque, on oublierait presque de mettre le nez dans les parfums d’ortigia Sicilia. On aurait tort. Parmi les compositio­ns du décidément incontourn­able Lorenzo Villoresi, Mandorla – l’amande qui prête sa saveur aux pâtisserie­s sicilienne­s héritées de l’ère arabo-normande – répand une odeur

si divinement poudrée qu’on en lécherait la savonnette. Le paradoxe, pour cette marque qu’on jurerait concoctée depuis l’époque des Croisades dans une officine de Palerme, c’est qu’elle a été créée par la cofondatri­ce de Crabtree & Evelyn, Sue Townsend, depuis son palazzo florentin. Autrement dit, par un pur produit de l’italie depuis le XVIIIE siècle : l’anglaise de Toscane. Simulacre parfait – c’est-à-dire plus vrai que nature – d’une marque italienne, Ortigia Sicilia en incarne finalement la quintessen­ce. Une cuisine d’ingrédient­s, twist de recettes régionales ancestrale­s, poursuivan­t une tradition olfactive parallèle, dans la terre natale du mouvement Slow Food... Le Slow Naso est-il l’avenir de la parfumerie ? Se non è vero, è ben trovato.

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