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Silence, on mange !

Le cinéma français n’aime rien tant que casser la croûte. À tel point que la cuisine et la gastronomi­e sont devenus un élément central de leurs chefs-d’oeuvre. Ou de leurs navets.

- Par Simon Clair

La bouffe au centre du cinéma français

C’est un scandale ! Un scandale ! » Le 21 mai 1973, le public de la 26e édition du Festival de Cannes a les nerfs à vif. Devant les caméras du journal télévisé, une femme aux grosses lunettes sort tout juste d’une séance qui l’a mise en pétard. L’air visiblemen­t bouleversé, elle hurle dans le micro des journalist­es : « Et ça gagne du pognon ça ! Sur le dos du pauvre populo ! » Autour d’elle, les flashs crépitent, les huées résonnent et les insultes fusent. Dans tout ce boucan, on entend la voix anonyme d’un homme qui s’étrangle : « C’est une honte qu’un film comme ça représente la France ! » Le lendemain, le journal TV résume en quelques mots ce qui reste aujourd’hui comme le plus gros scandale de l’histoire de la Croisette : « Ce film a réalisé une unanimité aussi totale qu’hostile, tant auprès des spectateur­s que de la critique, ce qui est tout de même assez rare.» Ce film, c’est La Grande Bouffe, production francoital­ienne réalisée par Marco Ferreri avec, dans les rôles principaux, Marcello Mastroiann­i, Philippe Noiret, Andréa Ferréol ou Michel Piccoli. Et malgré le tollé cataclysmi­que déclenché par sa projection à Cannes, ce long-métrage ne comporte aucune scène de violence extrême ou de pornograph­ie explicite.

Comme son nom l’indique, il parle surtout de bouffe. Mais dans des proportion­s gargantues­ques. On y suit l’histoire de quatre amis qui, lassés de leur vie ennuyeuse et morose, décident de s’enfermer dans une villa pour y manger en continu jusqu’à ce que mort s’en suive. De quoi donner à voir de véritables moments d’empiffreme­nts, des banquets rabelaisie­ns et des orgies ubuesques ponctuées parfois par des séances de pets. Un grand n’importe quoi moral en forme de critique féroce de la société de consommati­on, comme le soulignera plus tard Philippe Noiret : « Nous tendions un miroir aux gens et ils n’ont pas aimé se voir dedans. C’est révélateur d’une grande connerie.» Car dès sa sortie à Cannes, La Grande Bouffe est un paria. Dans la presse, on parle d’un film « obscène et scatologiq­ue » et Marco Ferreri devient soudaineme­nt l’ennemi public N°1. En 2013, lors d’une rediffusio­n de l’oeuvre à Cannes, l’actrice Andréa Ferréol racontait son calvaire après la sortie en salles du pamphlet : « Des restaurant­s à Paris nous interdisai­ent d’aller manger chez eux ! Un soir, j’étais avec une amie dans un restau italien, et un couple est venu me voir. L’homme m’a dit : “Puisque vous êtes là, Madame, je sors !” Ça a été comme ça pendant des mois et des mois.» À croire qu’en France, on ne rigole pas avec « la bouffe », et surtout sur grand écran. Pourtant, avec trois millions d’entrées en salles, le succès de

La Grande Bouffe prouve que le cinéma français entretient avec la gastronomi­e une relation plus complexe qu’il n’y paraît. Entre fascinatio­n et indigestio­n, le septième art n’a jamais été aussi mordant que lorsqu’il passe à table.

EN ENTRÉE

N’en déplaisent aux détracteur­s de La Grande

Bouffe, le cinéma et la cuisine peuvent tout à fait s’entendre et même se concilier. C’est en tout cas ce que soutient le grand chef cuisinier Pierre Gagnaire qui organisait l’année dernière sur la Croisette deux dîners en forme d’hommages au cinéaste Claude Sautet. Pour lui, les points de ressemblan­ce sont nombreux : « Dans un film comme dans un repas, il y a une intrigue et une constructi­on émotionnel­le qui sont installées. On choisit où on veut aller et on donne à voir un spectacle, avec des acteurs qui ont leur place, des gens en coulisses, etc. Le cuisinier comme le cinéaste doit mettre son public en position de plaisir par tous les moyens. La seule différence est qu’en cuisine, si vous faites un plat qui est l’équivalent d’un nanar, le lendemain, vous pouvez rectifier votre erreur. » Rien d’étonnant donc à ce que dès sa naissance, le cinéma ait très largement mis en scène la nourriture. En 1895, l’année où ils déposent le brevet du cinématogr­aphe, les frères Lumière tournent ainsi l’un de leurs premiers films intitulé Le Repas

de Bébé, qui montre une famille à table. Pour Vincent Chenille, historien et auteur de l’ouvrage de référence Le Plaisir gastronomi­que au cinéma, l’appétence du septième art pour la cuisine s’explique assez simplement : « Dès les premiers films, la nourriture sert à montrer la conviviali­té. Elle a aussi une fonction d’identifica­tion car elle permet par exemple de saisir la nationalit­é des personnes à l’écran ou leur classe sociale selon ce qu’ils mangent. » Surtout, la manière dont elle est filmée renvoie toujours de près ou de loin au contexte politique et social du pays. En 1942, alors que la France subit un rationneme­nt alimentair­e sévère dû à la guerre, Marcel Carné décide de tourner pour son film Les Visiteurs du soir une immense scène de banquet. Rapidement, le mot circule et des figurants affamés débarquent pour se remplir la panse sur le plateau. C’est oublier bien vite que le cinéma est avant tout une science de l’illusion. Dès le premier jour de tournage, ils font face à un constat cinglant : les poulets du festin sont tous en carton.

LA GUERRE DES GLOUTONS

Mais le cinéma français n’a pas toujours eu à se serrer la ceinture. Après la guerre, la période des Trente Glorieuses voit la nourriture abonder à l’écran. Alors que les films en noir et blanc s’interdisai­ent de montrer certains aliments comme les fraises (trop difficiles à identifier sans leur rouge distinctif), la démocratis­ation du procédé Technicolo­r dans les années 40/50 permet aux réalisateu­rs de se laisser aller aux gros plans culinaires ou aux films dont l’intrigue repose en grande partie sur la nourriture. C’est dans ce contexte d’opulence et de gourmandis­e qu’apparaisse­nt deux des plus gros ogres du cinéma français : Claude Chabrol et Gérard Depardieu. Chez l’un comme chez l’autre, la gastronomi­e a toujours joué un rôle

“DÈS LES PREMIERS FILMS, LA NOURRITURE SERT À MONTRER LA CONVIVIALI­TÉ”

moteur, quitte à entraîner quelques ratés dans leur filmograph­ie respective. Connu pour choisir ses lieux de tournage en fonction des restaurant­s alentours, Chabrol verra par exemple son long-métrage Au coeur du mensonge (1999) critiqué bien durement par le magazine L’express : « Le film n’est rien, Chabrol a préféré explorer la cuisine bretonne. » De son côté, le mythe Depardieu s’est parfois perdu dans des production­s moyennes, trop occupé qu’il était par ses vignobles, sa poissonner­ie ou son restaurant La Fontaine Gaillon dont le chef Laurent Audiot dira un jour : « J’ai déjà vu Gérard manger de la viande crue à même la bête. » Pas étonnant que face à ces appétits gargantues­ques et ce goût pour la bonne chère, le cinéma français ait été aussi l’un des premiers à dénoncer la malbouffe. Dans la célèbre comédie L’aile ou La Cuisse de Claude Zidi (1976), le personnage gastronome de Charles Duchemin lutte par exemple activement contre la nourriture industriel­le de Jacques Tricatel, caricature à peine masquée de l’entreprene­ur Jacques Borel à l’origine des premières chaînes de fast-food françaises.

AUX PETITS OIGNONS

Mais les choses ont bien changé depuis les critiques formulées par L’aile ou La Cuisse et La Grande Bouffe. Pour Pierre Gagnaire, le septième art est d’ailleurs un moyen idéal de s’en rendre compte : « On voit bien grâce aux scènes de repas au cinéma que la cuisine a évolué et que notre rapport à la nourriture est aujourd’hui très différent. » Après les années fastes des grands banquets ou des quantités astronomiq­ues de la malbouffe, place aux soucis sanitaires et écologique­s de l’après-fast food. « Des questions comme le véganisme sont actuelleme­nt très présentes dans le cinéma français. On les retrouve, par exemple, dans Grave de Julia Ducournau (2016) où une végétarien­ne se découvre des penchants carnassier­s purs et durs. Même un film comme Le Sens de la fête d’éric Toledano (2017) est sensible au sujet puisqu’on y voit des personnage­s tombant malades après avoir mangé de la viande qui a tourné », commente Vincent Chenille. À l’heure de la crise financière, l’oeil des cinéastes s’attarde aussi un peu moins sur les grands restaurant­s pour raconter plutôt les métiers périphériq­ues liés à la cuisine. C’est notamment le cas dans l’épicerie alimentair­e de Discount (2015) de Louis-julien Petit ou chez la réalisatri­ce Anne Le Ny qui filme dans On a failli être amies (2014) la reconversi­on d’un chef étoilé décidant de rendre son tablier pour ouvrir un établissem­ent plus modeste. Autant de représenta­tions cinématogr­aphiques certes moins festives que les gueuletons pharaoniqu­es d’un Depardieu mais finalement plus proches du rapport qu’entretient quotidienn­ement la majorité des Français à la gastronomi­e. En 2018, le Festival de Cannes peut donc dormir sur ses deux oreilles. Ce n’est sûrement pas cette année que l’on se fera exploser le ventre à coups de faisans farcis, de têtes de veaux et de pièces montées.

“LE CINÉMA FRANÇAIS A ÉTÉ L’UN DES PREMIERS À DÉNONCER LA MALBOUFFE”

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LA GRANDE BOUFFE
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LES VISITEURS DU SOIR
 ??  ?? LE REPAS DE BÉBÉ
LE REPAS DE BÉBÉ
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À REBROUSSE-POÊLE
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GRAVE
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À PLEINES DENTS
 ??  ?? AU COEUR DU MENSONGE
AU COEUR DU MENSONGE
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ON A FAILLI ÊTRE AMIES
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L’AILE OU LA CUISSE
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LE SENS DE LA FÊTE
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DISCOUNT

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