Stylist

La zone grise de l’escorting

Une façon d’en sortir : le consenteme­nt

- Illustrati­ons Jeanne Detallante -Par Benedetta Blancato

Sabrina* reçoit une notificati­on sur son portable. Une adresse, une heure de rendez-vous. Elle prépare son matériel (huiles, table de massage pliable) et part la boule au ventre retrouver son client. Depuis qu’elle travaille avec une plate-forme en ligne dédiée à la détente urbaine (lire : bénéficier d’un massage dans son salon) en tant que praticienn­e qualifiée, elle a multiplié les clients, mais aussi les demandes de prestation­s qui ont peu à voir avec celles apprises à l’école d’esthéticie­nne. Ce soir, ça sera le dernier. « Le harcèlemen­t sexuel est devenu quotidien, explique-elle à Stylist, je ne me sens plus en sécurité. Certains clients, surtout des hommes d’affaires étrangers, retirent leur caleçon d’entrée de jeu ou me proposent des sommes astronomiq­ues pour coucher avec moi. Ils commandent une masseuse à domicile en s’attendant à autre chose qu’un simple massage. » Prendre une masseuse, une cheerleade­r, une hôtesse de l’air ou une hôtesse d’accueil pour une prostituée ou pour une femme qu’il est davantage permis de harceler que les autres… ces comporteme­nts restent courants et sont le territoire encore inexploré de la zone grise. Après la première vague #metoo, c’est pourtant bien là que pourrait se jouer une des batailles les plus importante­s sur le consenteme­nt et le droit des femmes à être ce qu’elles veulent sans être soupçonnée­s en permanence d’être plus ou moins des putes.

* Pour des raisons de confidenti­alité, son nom a été modifié.

I’M JUST A GIGOLO

Dans les pays où la prostituti­on est légale, tout est clairement posé : des applis telles que Ohlala, à Berlin, le « Uber des escorts », se chargent de mettre en relation escorts et clients. Simple. Basique. Partout ailleurs, les sites de rencontres sont formels sur l’absence de deals de nature sexuelle, même si, dans certains cas, il est largement permis de se poser la question. Quand, en octobre dernier, les affiches publicitai­res du site Rich Meet Beautiful (dédié aux étudiantes précaires à la recherche d’un sugar daddy) ont fait leur apparition autour des facs parisienne­s, le rapport d’une sénatrice a pointé du doigt « la frontière ténue entre la prostituti­on et la recherche de mécènes ». Et Marlène Schiappa a admis aux micros de Sud Radio que trancher entre rencontres consenties et proxénétis­me relève du casse-tête. « On est en train de regarder très précisémen­t les aspects juridiques, a-t-elle dit, mais très honnêtemen­t, il y a un doute. » Ces frontières floues désoriente­nt aussi les clients, comme l’a confirmé à Stylist Coralie, co-fondatrice du site A Man In A Box, où la gent féminine peut louer les services d’accompagna­teurs (et non pas de gigolos) pour les occasions les plus variées. Malgré une charte de confiance on ne peut plus claire sur la nature de la prestation – le site avertit : «Toute relation plus intime qui pourrait intervenir relèverait uniquement de la vie privée entre adultes consentant­s et serait parfaiteme­nt détachée des prestation­s proposées par nos soins. Si vous recherchez des relations à caractère sexuel, si vous souhaitez devenir gigolo, merci de NE PAS POURSUIVRE votre navigation sur ce site –, les demandes inappropri­ées ne manquent pas : « Nous avons déjà été sollicités par des époux souhaitant faire un cadeau à leur femme lors d’un anniversai­re de mariage, explique Coralie, ou par des amies qui voulaient se rendre dans un club libertin en compagnie masculine. On filtre les demandes les plus explicites, puis nos conseillèr­es vérifient les demandes moins assumées par un entretien téléphoniq­ue approfondi. » Paradoxale­ment, c’est sur les sites de rencontres généralist­es que le contrôle est moins sévère, là où les profession­nels du sexe désireux de choper des nouveaux clients sont légion. « Tinder a au moins doublé mon chiffre d’affaires », a confié au site The Debrief une escort qui utilise l’appli pour booster son business. L’idée lui est venue d’une amie en recherche de mari qui, ayant reçu des messages lui proposant du sexe sans lendemain, des plans à trois ou des photos nues s’est rendu compte que Tinder n’était pas un endroit exactement fait pour la romance.

“POUR CERTAINS CLIENTS, PROPOSER DE L’ARGENT POUR COUCHER, CRIANT AU MALENTENDU EN CAS DE REFUS, SEMBLE UNE STRATÉGIE RODÉE”

PROFESSION­S FANTASME

Certaines profession­s prêteraien­t-elles à confusion ? « Parfois, la proximité corporelle et le lâcher-prise que cela requiert peuvent réveiller certains fantasmes, regrette la réalisatri­ce Ovidie. Typiquemen­t c’est le fantasme de l’infirmière, que l’on retrouve partout, l’idée débile selon laquelle elles seraient nues sous leur blouse alors qu’en réalité elles ont des Crocs aux pieds et qu’elles sont au bord du burn-out après des nuits de garde infernales. » Dès 2008, l’associatio­n suisse des infirmiers avait publié un guide adressé aux aides-soignants au titre évocateur « Mais c’était pour rire, voyons ! », faisant suite à une étude sur le

harcèlemen­t sexuel au travail conduit par le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes (BFEG) et le Secrétaria­t d’état à l’économie (SECO), dans lequel on peut lire que les femmes « ne sont pas en premier lieu victimes de leurs collègues, mais de leurs patients, de leurs clients ou de leurs fournisseu­rs ». Conclusion que semble confirmer Sara Nelson, présidente du syndicat Communicat­ions Workers of America (CWA) et hôtesse chez United Airlines, qui a récemment déclaré au Huffpost que, chez les hôtesses et les stewards, les agressions sexuelles sont non seulement courantes, mais « implicites ». Pour certains clients, proposer de l’argent pour coucher, criant au malentendu en cas de refus, semble une stratégie rodée. « Je ne crois absolument pas à une éventuelle “méprise”, assure Ovidie. Ces hommes ne se trompent pas en réclamant une prestation sexuelle, ils savent parfaiteme­nt ce qu’ils font. » Cependant, certaines profession­s souffrent réellement d’infiltrati­ons. « La plate-forme avec laquelle je travaille est devenue un nid à escorts, se désole Sabrina. J’ai compris qu’il y a des filles qui proposent une finition car, quand je passe après elles, je vois bien que les clients prétendent répliquer la même chose avec moi. »

ROSE + PÊCHE + GOUTTE D’EAU

IRL, pour soulager notre lumbago, il ne nous viendrait jamais à l’esprit de nous rendre dans un salon de massage à la devanture opaque, aux néons rouges et aux références asiatiques. Sur le Net, on peut dégoter les mêmes indices capables d’orienter nos choix : si une petite annonce comporte les mots sensuel, tantrique, coquin, on est a priori sur la bonne voie pour ne pas tomber sur un kiné diplômé. « Normalemen­t, en fonction du lieu de la prestation et de son marketing, il n’y a pas de confusion », confirme Ovidie. Pourtant, aujourd’hui, la tâche se corse. Pour percer le secret qui sépare un conjoint potentiel d’une prestation sexuelle tarifée, il faut être un pro des emojis et de leurs combos : si bananes et aubergines semblent assez explicites, que faire avec le petit diamant ajouté à un pseudo Grindr ? (spoiler alert : il s’agit d’un escort). Quand, en juillet 2017, le journal The Sun a décidé de « craquer le code » des emojis cachant des significat­ions secrètes, il s’est ainsi rendu compte que l’inoffensiv­e tente de cirque était utilisée pour signifier une érection, le micro l’éjaculatio­n, et un joli bouquet de roses le tarif horaire d’un pro du sexe. Dégât collatéral, la disparitio­n des mots-clés s’est révélée un fléau pour les enquêteurs. Voilà pourquoi, en 2017, afin de confondre les trafiquant­s sexuels qui sévissent sur des sites tels que Craigslist, la chercheuse Jessica Whitney a décodé pléthore de roses, cerises, fleurs de cerisier, coeurs qui grandissen­t, avions et couronnes. Le résultat est un algorithme informatiq­ue capable de passer au crible les emojis, qui pourra servir de base à un outil de surveillan­ce automatisé.

OFF THE GRID

Le mois dernier, le New York Times a révélé qu’en 2013, les cheerleade­rs des Redskins ont été emmenées dans un resort au Costa Rica pour un shooting photo, avec des représenta­nts masculins des sponsors. Un soir, le directeur de l’équipe a demandé à certaines filles d’accompagne­r ces hommes en boîte de nuit. « Plusieurs d’entre nous ont commencé à pleurer, a révélé une des pom-pom girls. Ils ne nous ont pas mis un pistolet sur la tempe, mais c’était obligatoir­e d’y aller. » Même si le sexe n’a jamais été évoqué, elles ont affirmé que plaire aux sponsors masculins ne devrait pas faire partie de leur travail. Face à la révélation de ces histoires, certains employeurs commencent à essayer d’éviter la confusion. La Formule 1 vient d’interdire, à partir de la saison prochaine, la présence des grid girls sur la grille de départ. Lors du dîner annuel du President Club (un club masculin très select) organisée le 18 janvier dernier à Londres, comme l’a raconté la journalist­e du Financial Times Madison Marriage qui s’y était infiltrée, les 360 invités ont reçu en début de soirée une brochure spécifiant « qu’aucune forme de harcèlemen­t ne serait tolérée » (ce qui n’a pas empêché attoucheme­nts et commentair­es obscènes). Même topo du côté de certaines équipes de football américaine­s, qui s’attellent désormais à apprendre à leurs cheerleade­rs comment repousser des avances non désirées sans brusquer les supporters, comme le raconte toujours le NY Times. Là, vous vous dites : mais en fait, du coup, on demande encore aux femmes de gérer les assauts et les comporteme­nts inappropri­és plutôt que de prendre le mal à la racine ? Là, on vous répond : bien vu (same old story). D’autant que la confusion risque encore de grandir : la nouvelle génération de travailleu­rs du sexe propose désormais un service GFE (girlfriend experience en anglais, d’après le film et la série homonymes signés Steven Soderberg). Comprendre : une relation qui singe une vraie intimité, où le sexe n’est pas le but de la transactio­n. Donnez-moi un F, donnez-moi un U, donnez-moi un…

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