Stylist

BOÎTE DE PANDORE

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Elle est née dans une boîte de nuit. Et ce n’est pas qu’une façon de parler. Sa mère était croupière dans un casino au sud de l’île. Sujette aux crises d’angoisse à la fin de sa grossesse, elle n’avait qu’un endroit où elle pouvait se remettre à inspirer/expirer de manière à peu près fluide, c’était au milieu des joueurs, autour d’une table, dans un nuage de fumée. Prise par une partie de blackjack intense, sa mère avait à peine ressenti le début des contractio­ns et avait fini par accoucher sur une banquette en Skaï rouge de la micro-boîte du casino. Donc la première chose qu’elle « vit » fut les lueurs clignotant­es de la boule à facettes qui balayaient les murs et le plafond du lieu. Elle était restée ça toute sa vie : un nourrisson ébloui par la nuit et ses lumières. Chacun de ses souvenirs était associé de près ou de loin à un night-club. Ado, elle y passait ses nuits, plus tard, elle y oeuvrait en tant que serveuse et Djette avant d’en diriger un, puis, enfin, à l’âge de 50 ans, elle put acheter une vieille bâtisse au nord de l’île. Sans en être vraiment sûre, elle affirma qu’il s’agissait d’un ancien monastère, ce qui accéléra le succès de la boîte. Très vite devenu culte, l’endroit avait accueilli des fêtes délirantes dans les années 80, de celles propres à susciter l’effet Palace : tous les vieux machins de plus de 60 ans se revendiqua­ient ex-égérie du lieu auprès de tous les moins de 30 ans («J’y étais jour et nuit, entre Saint Laurent et Pacadis, cette mixité sociale, fabuleux »). Mais il n’existait qu’une seule figure mythique du lieu : elle, la propriétai­re, née sur une banquette de Skaï rouge. Cela faisait quarante ans qu’on pouvait apercevoir ses cheveux roux circuler discrèteme­nt entre les clients et envoyer sa lumière trouble sur la piste de danse. Elle portait exclusivem­ent des combinaiso­ns noires et son iris vert éclatant n’était jamais assombri, car elle ne carburait qu’à l’eau et aux cigarettes. Depuis quarante ans, elle passait la majeure partie de ses nuits dans un canapé près d’un piano droit rendu mutique par la disco, la house, l’électro, le hip-hop. Comme à la maison (p. 50). L’image demeurait fixe, alors que le monde changeait, tout autour. Personne ne la voyait vieillir. Quand elle fut terrassée par une attaque cardiaque dans sa salle de bains, on crut enterrer une jeune fille de 22 ans. Elle en avait 68. Il parut évidemment à tous ceux qui l’avaient connue que la salle de bains, ça matchait moyen, qu’il fallait la veiller, là-bas, en boîte, pas loin d’une banquette de Skaï rouge. Les hommages furent rendus, ses dernières cigarettes fumées. Lorsque ses fils soulevèren­t le cercueil, une mèche de cheveux roux s’échappa et salua la piste de danse, une dernière fois.

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aude walker rédactrice en chef

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