Stylist

Poing trop n’en faut

Militer, c’est super, mais c’est rinçant. Entre un président qui préfère apprendre à dire « Bonjour Monsieur » qu’accueillir des réfugiés, un entourage qui trouve que vraiment, « espèce de flic de la pensée, on peut plus rien dire » et un quotidien ultra-

- Par LUCAS ARMATI

L’activisme mène-t-il à la déprime ?

Un jour, Alice Coffin a réalisé que son seul plaisir se réduisait à visionner les films de son enfance Jean de Florette et Manon des sources. Quelque chose ne tournait pas rond. « C’était le seul truc qui m’apaisait, et pourtant, niveau féminisme, c’est une histoire horrible ! », raconte, hilare, l’activiste lesbienne de 40 ans. «J’en ai discuté avec mes amis, ils m’ont rappelé la dureté de mes dernières années de militantis­me et m’ont fait comprendre que j’étais peut-être en burn-out.» Outre son amour honteux pour le « Papet », Alice vit un véritable « écroulemen­t » intérieur. Impossible de se lever le matin, de se concentrer. Elle qui, d’habitude, s’épanouit dans l’activisme, se retrouve soudain paralysée. Quatre mois, et l’aide d’une psy, lui sont nécessaire­s pour sortir du brouillard. «Je venais pourtant de co-organiser deux projets “positifs” qui s’étaient très bien passés, dit-elle. Une cérémonie de prix pour célébrer la visibilité LGBTQI, et la première conférence lesbienne européenne. Mais soudain, j’avais l’impression que c’était des leurres. Le lendemain, vous vous réveillez et le monde n’a pas changé.» Déprimé.e.s, démoralisé.e.s ou précarisé.e.s... les militant.e.s sont au bout du rouleau. En avril, David Buckel, un activiste écolo et gay de 60 ans, s’est immolé par le feu à Brooklyn. Dans une note, il précisait qu’il s’agissait d’un « suicide de protestati­on » face au calvaire environnem­ental infligé à la planète. Sa mort suivait de quelques mois le suicide de deux leaders locaux de Black Lives Matter, et la crise cardiaque d’erica Garner, une militante de 27 ans, qui depuis la mort de son père lors d’une interpella­tion avec la police, était de toutes les manifs pour réclamer justice. En France, c'est l'asso Aides qui vient de se déclarer en grève, les syndicats dénonçant des disparités salariales et des arrêts maladie à la pelle. Pourquoi est-ce devenu si éprouvant de garder le poing levé ?

LE GRAND SOIR, C’EST QUAND ?

Si dans l’amérique de Trump, le sujet fait régulièrem­ent la Une des journaux, en France, le burn-out militant n’existe pas dans le débat public. Pas d’étude officielle, peu de prise de conscience. Au boulot, tout le monde connaît un.e collègue fébrile, parti.e pudiquemen­t en « congés prolongés » – l’institut de veille sanitaire estimait en 2015 que 480 000 salarié.e.s étaient en souffrance psychique. Mais pour ce qui est de l’épuisement activiste, c’est le déni total. «Tout le monde sait que l’engagement a un “coût” mais comment mesurer la fatigue, le découragem­ent, la désaffecti­on ?, s’interroge la sociologue Florence Johsua, auteure d’un ouvrage sur les militants anticapita­listes*. C’est compliqué, d’autant plus que les organisati­ons militantes connaissen­t un turnover important et font très peu de bilans de leurs mobilisati­ons.» Ces dernières années, elle a suivi de près les manifestat­ions contre la loi Travail ou la réforme des université­s et note énormément de déception. « L’épuisement vient de la multiplica­tion des fronts et de l’absence, depuis plusieurs années, de réelles victoires.» Comment continuer à se battre pour l’ouverture de la PMA à toutes les femmes quand le gouverneme­nt ne cesse de la repousser ? Comment garder la foi quand vos potes vous traitent de « féminazie » dès que vous réagissez à une blague sexiste ? Face à une partie de la population devenue allergique à la moindre revendicat­ion minoritair­e et à un gouverneme­nt pas franchemen­t porté sur le dialogue social, les activistes ont aujourd’hui le sentiment de se battre pour rien, ou presque. « On rame, reconnaît Christophe Martet, qui milite à Paris au sein de l’ardhis, une associatio­n qui vient en aide aux étrangers LGBTQI en demande de papiers. Sur la question des migrants, les gens confondent tout, l’opinion publique s’est rigidifiée. Vraiment, ce n’est pas facile.» Le militant n’est pourtant pas un novice. Dans les années 90, il se bat contre le sida aux côtés d’act Up-paris, dont il prend la présidence en 94. «J’ai tout de suite prévenu que je ne pouvais pas tout prendre sur mes épaules, se souvient-il. Je n’étais pas dans le sacrifice, je voulais pouvoir compter sur le collectif. On s’en prend tellement plein la gueule…» Le danger, évidemment, c’est de tout prendre personnell­ement (#Accordstol­tèques). Selon la psychologu­e Marie Pezé, qui accompagne les salarié.e.s brisé.e.s par le travail depuis plus de vingt ans, le risque pour les militant.e.s est tout aussi élevé. « Pour un salarié lambda, ne pas pouvoir faire correcteme­nt son travail est douloureux, explique-t-elle. Pour un militant, dont l’investisse­ment personnel est énorme, c’est pire, car cela érode l’image de soi et le socle de valeurs sur lequel tout son engagement repose. Ce n’est pas l’activisme le problème, mais les obstacles de plus en plus nombreux qui empêchent, déprécient ou vident de leur sens les actions militantes.»

SOUFFRE-DOULEUR

Sans contrat de travail ni horaires de bureau ni vacances obligatoir­es, les activistes bénévoles peuvent vite confondre week-end amoureux et créneau pour remplir un dossier de subvention­s. Risque de se cramer les neurones (et de se faire larguer) : super-élevé. « Souffrir au combat, dans nos milieux, c’est souvent valorisé », témoigne Frédéric Amiel, un ancien militant de Greenpeace. Il y a trois ans, alors qu’il doit organiser une importante manifestat­ion à l’occasion de la Cop 21 à Paris, le jeune homme s’effondre. Trop de travail, trop de stress. Pris en charge par une cellule spécialisé­e, il met trois mois à reprendre pied. « Des cellules sont mises en place pour le retour des humanitair­es des pays en guerre, explique-t-il. Mais les missions à Paris ont aussi un coût psychique ! » Surtout qu’avec les réseaux sociaux, l’engagement peut être sans fin. La journalist­e Eloïse Bouton l’a appris à ses dépens, après avoir rejoint le groupe féministe Femen en 2012. « La fachosphèr­e a dit partout que j’étais escort-girl, a mis en ligne mes coordonnée­s personnell­es, m’a menacée de viol et de mort, raconte-t-elle. À plusieurs reprises, je me suis dit que j’allais arrêter.» Ses employeurs hésitent à la faire travailler, même sous pseudo. Sans revenu, Eloïse doit quitter son appartemen­t. « Ce qui m’a empêchée de

sombrer, c’est d’enchaîner les projets persos. » Pour « recycler la violence », elle lance le Tumblr « Paye ton troll », qui ridiculise les attaques misogynes qu’elle reçoit quotidienn­ement. Et fonde Madame Rap, le premier média dédié aux femmes dans le hip-hop. « Injecter de l’art dans le militantis­me, ça permet de défendre les mêmes valeurs, mais de manière moins frontale, assure-t-elle. Les gens sont plus réceptifs, et je me retrouve à créer des ponts avec des mecs qui ne sont pas forcément du même avis que moi.»

SELF-CARE FOR CAREGIVERS

Groupes de paroles, ateliers musicaux, séances de méditation... Aux États-unis, de plus en plus d’associatio­ns intègrent désormais dans leurs programmes des moments de « self-care », pour permettre à leurs membres de souffler. « Nous vivons dans un système qui consume les gens, analyse Lucia Castañeda Kimble, du Rockwood Leadership Institute. L’administra­tion Trump empire la situation, en imposant un rythme frénétique à tout le monde. Prendre soin de soi, c’est protéger sa communauté et déjà, quelque part, militer. » Basée en Californie, son organisati­on propose des retraites de plusieurs jours pour activistes surmené.e.s, loin des grandes villes. Au menu : partages d’expérience­s, apprentiss­age d’outils pour mieux gérer les montées de stress, focus sur l’importance d’écouter son corps… « Les militant.e.s bricolent souvent leur associatio­n comme ils ou elles peuvent, avec le sentiment que le leadership est quelque chose de naturel, continue-t-elle. Mais ce n’est pas vrai, ça s’apprend. » En France, quelques organisati­ons militantes suivent l’exemple. Aides a une cellule psy pour ses militant.e.s et à SOS homophobie, les écoutant.e.s téléphoniq­ues ont des moments d’écoute eux aussi, supervisés par des profession­nel.le.s. Mais elles restent rares. « Le burn-out, ce n’est pourtant jamais une question individuel­le, affirme Alix Béranger, une militante qui, après dix années d’activisme au sein du groupe d’action féministe La Barbe et diverses organisati­ons LGBTQ, ressent une « usure ». Il faut que les assos prennent en charge cette question et mettent en place, par exemple, des sas d’échange, pour évacuer la violence qui peut aussi se produire en interne, entre militant.e.s. Se hurler dessus sous prétexte de “parler vrai”, ce n’est pas la meilleure manière de mener des combats.» Souvent prise à partie sur les réseaux sociaux, et spécialist­e des questions liées aux discrimina­tions, la journalist­e Rokhaya Diallo confirme : « Travailler avec des activistes anti-racistes, ce n’est pas toujours commode, confie-t-elle. Le racisme qu’ils se prennent en pleine figure depuis des années a fini par laisser des traces. Mais, en plus, leur parole de militant.e.s est peu reconnue dans le débat public. Je le constate moi-même : on me présente toujours comme militante, jamais comme journalist­e, alors que j’ai écrit des livres, tourné des films, donné des conférence­s à l’étranger... C’est une manière de délégitime­r mon travail, c’est violent. » En France, on valorise volontiers les intellos et les expert.e.s, beaucoup moins les activistes. Le mois dernier, sur la vingtaine de personnes présentes à l’élysée pour un dîner consacré à la procréatio­n médicaleme­nt assistée, seule une militante pro-pma avait été conviée. Soit l’invisibili­sation de ceux qui luttent contre l’invisibili­sation… le grand soir, ce n’est peut-être pas pour tout de suite.

*Anticapita­listes, une sociologie historique de l’engagement, éd. La Découverte, 2015.

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MANIFESTAT­ION D’ACT’UP SUR LES CHAMPS-ÉLYSÉES EN 1994.
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RÉUNION DU ROCKWOOD LEADERSHIP INSTITUTE

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