Stylist

Dans son dos

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“C’EST DE SA FAUTE, CE PETIT CURÉ TASSÉ EN FACE D’ELLE”

C e qui la frappe – à peu près comme si un Airbus avait percuté un vélo hollandais –, c’est ce qui se passe au fond de ses yeux. À savoir, plus rien. Enfin si, son regard a été remplacé par un espace clos et figé, bouclé sur lui-même. Une zone barbelée et déserte, dénuée de la moindre nuance. Ce qui jure étonnammen­t avec la mobilité positiveme­nt agressive de son visage. Et puis, il y a ce début de calvitie. Venant d’un garçon de 22 ans, cette histoire est si inattendue qu’elle a d’abord pensé que, dans un geste contestata­ire et dépressif, il s’était rasé le devant du crâne. En ce jeune chauve illuminé, couvert de fourrure polaire et en chaussures de marche, elle a un mal fou à retrouver son grand frère. Celui qu’elle a vu pour la dernière fois trois ans auparavant, dans le train qui l’emmenait vers les montagnes italiennes, dans cette maison communauta­ire ouverte au début des années 80 par une bonne soeur qui plaidait en faveur de la prière et la foi catholique comme substituts de l’addiction (p. 42). Ce jour-là, son visage était plus saccagé par ces nuits à fumer/taper/boire que jamais, mais, dans le siège en face de lui, elle avait été submergée par sa beauté. Elle avait eu envie de broyer de ses bras aimants son long corps noyé dans son bomber kaki XXL et de l’emmener loin de tout, de la drogue, des matins abîmés par les cris, de leur famille qui avait décidé que Dieu et le bachotage de psaumes étaient l’ultime solution, de cette vie prochaine si loin d’elle, une vie vécue cloîtré, sans téléphone, sans Internet, sans lien avec qui que ce soit d’autre que Dieu et ses « frères » de communauté. Mais terrifiée par sa ténacité à se détruire depuis tant d’années, elle n’avait rien fait. Et aujourd’hui, elle sait que c’est de sa faute, ce petit curé tassé en face d’elle, qui lui fait la leçon depuis trop de minutes, lui assénant que ce serait bien qu’elle arrête les filles, qu’elle oublie la littératur­e SF et le cinéma, qu’elle se colle au mariage, à la génuflexio­n convaincue et à la Vierge Marie. Heureuseme­nt, un de ses « frères » l’emmène ; il est temps qu’il fasse son testimonio. C’est une prise de parole imposée, au bout de quelques années de résidence, devant la famille, les encadrants, les prêtres, les membres des autres maisons… Les jeunes sont censés raconter leur vie d’addict et leur chemin dans la communauté. Il monte sur l’estrade, pile en face d’elle. Il vide un peu plus son regard et commence, en italien. Le voir, là, si loin de ce qu’il était, la fait pleurer. Il continue de dire des trucs dans cette autre langue que la sienne, puis stoppe net, la fixe et se retourne. Maintenant qu’il tourne le dos à la salle, sa voix lui parvient autrement. Comme si elle avait fait italien LV1, elle comprend ce qu’il dit, les errements, la mort, l’amour pour sa famille, la peur. Et juste avant de terminer, il baisse la tête et lâche en français : « Je te souhaite une belle vie ma soeur. Je t’aime. »

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aude walker rédactrice en chef

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