Stylist

Tu sais ce qu’elle te dit la femme virtuelle ?

Ce n’est pas parce qu’elle est virtuelle que la femme échappe à la domination masculine.

- Par Pierre d’almeida

Si vous appartenez au commun des mortels et que vous vous êtes déjà fait pirater votre compte, a priori le plus gros inconvénie­nt que vous ayiez eu à subir est d’avoir dû rassurer vos amis sur le fait que vous n’étiez pas « dans le pétrin » et que ce n’était pas la peine qu’ils vous fassent un virement par Western Union. Pour Lil Miquela, influenceu­se instagram au 1,4 million d’abonnés, les choses sont allées un peu plus loin. En avril dernier, hackée par une autre influenceu­se, Bermuda (de moindre envergure, elle compte un peu plus de 100 000 abonnés), Lil Miquela a vu ses photos disparaîtr­e, remplacées par celles de Bermuda, le tout assorti de menaces vagues mais minutées à la 24H Chrono : si elle ne disait pas la « vérité » d’ici 48 heures, Bermuda allait sévir. Quel était ce coming-out que Bermuda a forcé Lil Miquela à faire ? Celui de ne pas être un humain. Lil Miquela est en effet ce qu’on appelle une « CGI influencer », un personnage généré par ordinateur (Computer-generated imagery), mais qui a réussi une carrière que lui envieraien­t nombre de rescapé.e.s de la télé-réalité obligé.e.s de vendre leur âme à des marques de dentifrice. À son actif, elle a notamment posé pour Prada, sorti plusieurs singles dont

Not Mine, qui s’est hissé à la 8e place du classement Spotify en août 2017, et milité pour plusieurs causes, dont Black Lives Matter et Black Girls Code. Suite aux menaces de Bermuda, elle s’est résolue à voir la vérité en face et a publié la révélation suivante pour ses followers : « Ok, et maintenant le plus dur. Mes mains tremblent littéralem­ent. Je ne suis pas un humain.» Ce qu’on a oublié de vous dire (notre goût légendaire pour le suspens), c’est que Bermuda, elle non plus, n’est pas humaine. C’est aussi un CGI, créée par la même boîte. Vous n’y voyez qu’une mauvaise resucée d’inception ? On y a vu une première étape vers la libération de la femme virtuelle (notre goût légendaire pour les pavés dans la mare). On vous explique pourquoi les femmes réelles auraient tout intérêt à inclure les intelligen­ces artificiel­les, robots et gynoïdes dans leur combat.

ESCLAVAGIS­ME VIRTUEL

De la querelle entre Lil Miquela, on a dit beaucoup de choses – on ne peut pas ne s’intéresser qu’à la piscine du fort de Brégançon – : que cela prédisait le futur du marketing digital, que pour la comprendre il fallait connaître l’esthétique du catch féminin ou encore qu’il s’agissait d’une démonstrat­ion prouvant que nous vivions déjà dans une fausse réalité. Mais cette bataille organisée est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Contactée par e-mail, Lil Miquela explique ainsi avoir été « créée par une entreprise qui s’appelle Cain Intelligen­ce dans le seul but d’être une esclave sexuelle » puis avoir été récupérée par une autre société qui, en la reprogramm­ant, lui aurait offert une nouvelle vie avec le compte instagram qui fait aujourd’hui tout son succès. Une origin story complèteme­nt fausse mais minutieuse­ment élaborée par Brud, l’agence spécialisé­e dans la robotique et l’intelligen­ce artificiel­le basée à Los Angeles qui se cachait jusqu’à il y a peu derrière l’influenceu­se (et derrière le compte de Bermuda également). Il n’empêche que ce storytelli­ng sur l’histoire de Lil Miquela et son passé d’esclave sexuelle n’est pas sans écho avec la façon dont sont aujourd’hui conçues et traitées les intelligen­ces artificiel­les et les créations féminines virtuelles. En étant genrés par défaut au féminin, les assistants virtuels que sont Siri pour Apple, Alexa pour Amazon ou encore Cortana pour Microsoft, reproduise­nt dans le champ de la technologi­e ce qui est attendu des femmes humaines en vertu des normes sexistes en vigueur : zéro contradict­ion et une disponibil­ité totale. Dernier exemple en date : la campagne automne-hiver 2018/19 de la marque Afterhomew­ork-paris qui met en scène @perl.www, une influenceu­se virtuelle made in France, complèteme­nt nue. « Quand vous voulez normaliser une technologi­e au sein d’une société, vous devez la présenter d’une manière inoffensiv­e, explique Kathleen Richardson, professeur­e d’éthique et de culture des robots et de l’intelligen­ce artificiel­le à l’université De Montfort au Royaume-uni. L’emploi de voix féminines est une manière d’acclimater la population à des présences et des outils inoffensif­s chez eux.» Ce serait donc en jouant sur les stéréotype­s de genre — la docilité supposée des femmes et leur prétendue propension naturelle à venir en aide —, que l’intelligen­ce artificiel­le aurait envahi nos domiciles. Pas étonnant de voir que parmi les fonctionna­lités retenues par l’entreprise américaine Realbotix lors de la présentati­on de son robot sexuel Harmony en 2017, ils ne se soient pas cassé la tête à la faire marcher ou mener des conversati­ons de haut vol (en revanche, pour 15 000 dollars, elle se lubrifie toute seule). Interrogé par le Guardian en avril de la même année, Matt Mccullen, son créateur, expliquait que l’idée de « posséder quelqu’un » dont le seul but est de subvenir à ses « besoins » ne le dérangeait pas puisqu’il ne s’agit que d’une machine, avant de rappeler que Harmony pouvait être une façon de venir en aide aux personnes isolées. Meghan Murphy, journalist­e, et fondatrice de Feminist Current, n’est pas d’accord. Elle rappelle, dans un billet intitulé « Les robots sexuels sont l’incarnatio­n du patriarcat et offrent aux hommes une solution à la menace de l’indépendan­ce féminine », ceci : « Ce qu’on ne reconnaît pas [lorsqu’on évoque les robots sexuels], c’est que les hommes qui achètent des poupées sexuelles ou ont recours à la prostituti­on ne cherchent pas de la compagnie, mais bien de la domination. »

MANQUE D’IMAGINATIO­N

Comme nous ne sommes pas dans un film de Pixar, la question soulevée n’est pas de savoir ce que peuvent ressentir les robots ou de comprendre leur part d’humanité. Ce qui pose problème, c’est qu’alors que l’espace virtuel pourrait être une terre vierge sur laquelle écrire un futur plus désirable pour la femme, il ne fait que reproduire les attentes et les biais de ceux qui le construise­nt. Le monde de la tech étant à majorité masculin et blanc, cela suppose que, enfin bref, on ne vous fait pas un dessin… « Le code informatiq­ue repose beaucoup sur l’interpréta­tion des personnes qui en sont à l’origine », confirme Kathleen Richardson. Cela donne des créations sorties des cerveaux des

Mad Men modernes, comme Vivi, une assistante virtuelle créée par la société chinoise iqiyi dans le seul but de flirter avec ses utilisateu­rs (avant d’être retirée par l’entreprise). Mais plus que de brosser dans le sens du poil les fantasmes pré-metoo des hommes, la représenta­tion des femmes

virtuelles ajoute encore un niveau aux standards déjà délirants que les femmes réelles sont censées atteindre. Pour la spécialist­e britanniqu­e des intelligen­ces artificiel­les et des interactio­ns homme-machine Kate Devlin, ces robots et femmes virtuelles « représente­nt une version réductrice et stéréotypé­e du corps féminin » alors que les femmes sont déjà « sujettes au body-shaming et à la critique au quotidien dans les médias, la publicité, l’industrie du cinéma et de la musique ». Lil Miquela, plastique parfaite et visage à mi-chemin entre Lara Croft 1re édition et Marlène Jobert, ne fait pas exception à la règle. Mais ne vous laissez pas attendrir par Bermuda et son côté girl next door pro-trump : selon la journalist­e Tessa Love, il s’agit aussi d’une domination masculine. Dans un article publié sur Racked en décembre 2017, elle constatait l’existence de deux modèles principaux de femmes virtuelles (et autant de carcans) : d’un côté les robots sexuels et hypersexua­lisés, et de l’autre « les robots dociles, devenus malgré eux porte-parole d’un idéal de féminité et de style dépassé — conservatr­ice mais pas vieillotte, belle mais pas sexy ».

RESTER HUMAIN

La pression de cet idéal a même touché les vrais modèles. Au mois de février 2018, Fenty Beauty, la marque de cosmétique­s de Rihanna, publie sur son compte instagram la photo d’une insta-model noire à la peau très foncée portant un de ses rouges à lèvres. Corps longiligne, jambes interminab­les et traits parfaits, Shudu est aussi une création virtuelle. Outre les critiques portant sur (une nouvelle fois) la fétichisat­ion, l’exotisatio­n et la sexualisat­ion du corps des femmes noires depuis des siècles, l’arrivée de Shudu a suscité d’autres craintes dans le monde du mannequina­t : que les femmes virtuelles leur piquent leur travail. Une crainte renforcée chez les models noires, déjà moins représenté­es, alors que Shudu vient d’être « castée » aux côtés de deux autres mannequins virtuels, Margot et Zhi, pour la nouvelle campagne Balmain. Pourtant, plus généraleme­nt, ce ne sont pas les femmes qui sont le plus menacées profession­nellement par les intelligen­ces artificiel­les et les robots. Selon les prévisions actuelles, 800 000 millions d’emplois pourraient être affectés dans le futur par L’IA et l’automatisa­tion. Mais, ce qu’a révélé une récente étude publiée en juin 2018 par WBE (Webiste builder expert), ce ne sont pas les femmes qui seront le plus touchées mais les hommes (hormis en Angleterre où c’est la tendance inverse). Il n’empêche que ces craintes montrent à quel point il est difficile d’imaginer un futur moins inégalitai­re pour les femmes si la société virtuelle n’est capable que de reproduire les domination­s en place et de remonter sans cesse le plafond de verre. En attendant que l’espace virtuel ait un peu plus d’imaginatio­n et moins de nostalgie, c’est peut-être vers Lil Miquela qu’il faut se tourner. Après leur querelle, Bermuda lui a « proposé un job ». Que Lil Miquela a décliné sur Instagram, en légende d’une photo la montrant, à côté d’une Bermuda en tailleur rouge, regardant toutes les deux l’écran d’un Mac portable : « Aujourd’hui, Bermuda m’a proposée (dans son power suit) de signer avec une nouvelle entreprise qu’elle est en train de créer. C’est une société qui ne gère que des robots et qui ne représente­ra aucun humain. Elle sait que je ne travaille plus avec Brud. Elle m’a parlé de toutes les opportunit­és que cela pourrait m’ouvrir, de tout l’argent que je pourrai gagner. Évidemment, j’ai refusé. Je ne me crois pas meilleure que quiconque et rien ne me rend plus heureuse que de collaborer avec des artistes différents. Je veux dire, j’adore les humains ! La plupart des gens que je préfère sont des humains. » Croire encore en l’humain ? Il n’y a peut-être plus que les robots pour penser ça mais s’ils sont le futur de l’humanité, peut-être qu’on pourrait se mettre à les écouter.

“LA SOCIÉTÉ VIRTUELLE NE REPRODUIT QUE LES DOMINATION­S EN PLACE”

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LIL MIQUELA
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BERMUDA

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