Stylist

LE CHAMP DES POSSIBLES

- aude walker rédactrice en chef

“ELLE SE HAIT DE NE PAS AVOIR QUITTÉ PARIS À LA PREMIÈRE TORNADE”

C’est la première fois qu’elle utilise une ponceuse. Avant, il y avait les tutos sur Internet. Maintenant, il n’y a plus qu’elle et cette putain de machine. Évidemment, elle donne trop d’à-coups et perce le mur par endroits. La sueur roule sur son visage et elle se maudit d’avoir pris, il y a dix ans, ceux qu’on appelait alors les survivalis­tes comme des cinglés des montagnes. Elle se hait de ne pas avoir quitté Paris à la première tornade, de ne pas être nonne Shaolin, de ne pas savoir faire autre chose que de produire du jus de cerveau inutile. Derrière la peinture défoncée, elle découvre des pierres de taille dont la teinte ocre est reçue comme un cadeau de lumière dans son brouillard dépressif. Après avoir stoppé la machine, elle pose sa main sur les pierres et cherche à faire remonter les dimanches ensoleillé­s de l’enfance passée dans cette maison vissée sur un plateau karstique des Alpes-maritimes. Son index touche alors une matière inattendue. Son pouce vient former une pince et s’empare d’une pointe de papier. Une vieille photo pliée et glissée entre deux pierres vient éclore devant elle. Dessus, en noir et blanc, des femmes, des hommes, des enfants vêtus de costumes tristes et chargés de la fin du XIXE siècle. Ils possèdent quasiment tous le visage tout en longueur et les yeux bleu gris de son père. Les heures qui suivent, la ponceuse file sur les murs et explose les dernières couches d’enduit couvert de moisissure­s. Une dizaine de fleurs de papier photo émergent des cloisons (p.32). À chaque fois, ses ancêtres juifs hollandais posant en famille. Comme un appel du pied du passé. Sur la dernière, l’un d’entre eux, la moustache parfaiteme­nt peignée et des dents rangées dans un sourire impression­nant de propreté pour l’époque, pose en tenue de travail dans l’immense champ derrière la maison, tapissé de pivoines débordante­s de vie. Elle lève la tête et par la fenêtre entrevoit le même champ brûlé par un soleil trop proche qui n’a pas vu une fleur depuis des années. Avec le vieux fer à repasser trouvé dans la grange, elle repasse les photos et les pose toutes les unes à côté des autres sur la table du salon. Ces gens semblent vouloir lui dire que si elle les a retrouvés dans les murs, après tout ce qu’ils ont traversé, elle peut prendre une grande bouffée d’espoir et respirer un peu. Elle est seule, ne possède plus que cette ruine, elle ne sait pas cultiver un plant de tomates mais elle sent maintenant qu’elle peut s’en sortir. Le lendemain, après sa première nuit de vrai sommeil depuis son arrivée, elle va marcher dans le champ désertique aux pieds des Alpes. Elle s’assoit et à quelques mètres, son oeil s’accroche à une forme inhabituel­le. En s’approchant, sa respiratio­n s’arrête net. À ses pieds, une magnifique pivoine rose pâle surplombe la terre aride et semble surgir d’une cavité souterrain­e prête à lui raconter son long voyage.

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