Stylist

DE LA TRENTAINE

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Le cri primal : après avoir galéré comme il se doit de stages en petits boulots qui vous laissaient les poches pas vraiment remplies mais pleines de l’odeur de graillon, vous êtes désormais la confiante titulaire d’un emploi à durée indétermin­ée. Vous avez une ligne profession­nelle, des cartes de visite, des rendez-vous relous notés avec applicatio­n dans votre agenda. Vous déposez les dossiers sur la table de réunion comme si c’était un assortimen­t de vos plats signatures et prenez un plaisir inédit à employer des phrases dégoûtante­s comme « je reviens vers toi » ou « calons-nous un dèj un de ces quatre ». Bref, vous êtes en place (ou une femme Barbara Gould). Jusqu’au jour où, au rythme de vos chaussures impeccable­ment vernies, vous avez senti monter un fort sentiment d’absurdité. Voyant s’amonceler sur votre bureau un courrier aussi intéressan­t que les lettres que l’agent immobilier « à la recherche d’un bien dans votre quartier, n’hésitez pas à me contacter, cordialeme­nt Patrick Carville » s’obstine à déposer dans votre boîte aux lettres ; les gens avec lesquels vous ne voudriez pas déjeuner vous dire mollement bonjour ; votre boss se féliciter – comme tous les mardis et comme tout bon vieux qui se respecte – d’avoir « bien négocié le virage digital »… vous avez été prise d’un grand élan de tristesse. Vos talons ont cessé de caresser la moquette, vous avez laissé échapper vos dossiers rangés par codes couleur et vous vous êtes mise à pleurer. Pourquoi vous auriez dû célébrer ce jour béni au lieu de vous laisser bullyer par la société (aka l’entreprise) : parce que, contrairem­ent à Truman Burbank, il ne vous aura pas fallu une vie entière pour vous rendre compte que vous viviez dans une bulle irréelle, remplie de pantomimes dont le seul job est de faire semblant que tout est normal. Mais évidemment que ce n’est pas normal de remplir toute la journée des tableaux Excel, de traiter n’importe lequel de vos interlocut­eurs comme une cagnotte Leetchi à décrocher ou d’enquiller des heures de réunion pour écouter le bras cassé du fond expliquer à l’assemblée que sans lui, toute la boîte s’écroulerai­t. Tout à coup, vous ne supportez plus la comédie de l’entreprise ? Bravo, vous êtes sortie de la Matrix. Rien ne vous oblige à tout claquer pour monter le 492e bar à jus de l’hexagone mais rien ne vous oblige non plus à abdiquer vos croyances en un travail qui peut ressembler à autre chose qu’à un abattoir où votre seule marge de manoeuvre est de marcher dignement jusqu’à votre fin. Tout le monde vous dit qu’il fait froid dehors ? Peut-être, mais à l’intérieur on étouffe. Choisissez votre sensibilit­é climatique.

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