Culturist
Ça s’écrit comment punk’s not dead en cyrillique ?
Des idées pour se coucher moins bête
Prendre un cinéaste contestataire, lui intenter des accusations graves et fumeuses, l’incarcérer pour le censurer : la pratique peut sembler vintage pour une puissance de premier plan, bientôt trente ans après la fin de la guerre froide. Pourtant, la Russie s’y adonne en ce moment avec plus de fétichisme rétro qu’un clip de Lana Del Rey : après Oleg Sentsov (documentariste et activiste ukrainien incarcéré pour « organisation d’un groupe terroriste » au terme d’un procès qualifié de « stalinien » par Amnesty International), voilà donc Kirill Serebrennikov, metteur en scène révéré, assigné à résidence depuis un an à cause d’accusations de détournements de fonds publics liées à la Plate-forme, son projet de pépinière artistique lancé en 2011 et que le ministère de la Culture tente désormais, selon lui, de siphonner par les caisses (on lui réclame 131 millions de roubles).
Quitte à vivre à une autre époque, on ne tiendra pas rigueur à Serebrennikov d’avoir plongé pour son nouveau film, présenté à Cannes en son absence, dans la marmite du rock contestataire
qui explosa dans le Leningrad 80’s. Leto, donc, suit une bande de Pétersbourgeois atteints pêle-mêle par un panaché de guitares U.S : Blondie, Talking Heads, Lou Reed, Iggy Pop, la mixtape est celle de quelqu’un qui découvrirait tout en même temps, dans une U.R.S.S. brejnévienne fissurée par une liberté renaissante. Le casting combine grâce pure et mignonnerie teenage, fanatisme juvénile agenouillé devant ses posters et poses jarmuschiennes ténébreuses. C’est en partie un biopic (certains persos sont réels, comme Viktor Tsoi, future icône tragique du soviet rock morte à 28 ans) mais Serebrennikov en effiloche le cours trop évident, préfère chroniquer toute une population anonyme fourmillant entre les concerts clandestins et les week-ends à la plage, wannabes de tout poil, chanteur.euse.s fort.e.s en gueule, éphèbes taiseux, groupies mélancoliques, gérants anxieux… La Russie de Poutine se fourre le doigt dans l’oeil : elle ne pouvait pas offrir de meilleure publicité à ce shoot de nostalgie rock qu’en labellisant, par le harcèlement judiciaire, son authentique nature contestataire. T.R.
Leto de Kirill Serebrennikov avec Teo Yoo, Roman Bilyk, Irina Starshenbaum, 2 h 06.