Stylist

Où est passé le raï français ?

- Par Raphaëlle Elkrief

Histoire orale d'un genre musical parti trop tôt

Dans la longue liste des nécros 2018, bien salée cette année (France Gall, Robuchon, Aznavour), la mort de Rachid Taha a particuliè­rement enclenché son lot d’hommages numériques et de RIP Instagram. Partout sur les réseaux, des Blacks, des Blancs et des Beurs, comme on disait encore en l’an 2000, regrettent l’époque de 1,2,3 Soleils. Un concert qui, il y a vingt ans, marquait l’apogée du raï en France, arrivé quelques années plus tôt par K7 dans les valises des immigrés algériens, avant de disparaîtr­e des radars. Histoire orale d’un genre musical parti trop tôt.

« CHOUKRAN, ÇA VEUT DIRE MERCI, THANK YOU » (Rachid Taha, au concert de 1,2,3 Soleils à Bercy)

Le concert de 1,2,3 Soleils, c’est avant tout une histoire de majors. Polygram (racheté par Universal, ndlr) voulait mettre en scène ses trois poulains et rassembler leur public. D’ailleurs, Rachid Taha ne faisait pas du raï, il faisait du rock ! Rabah Mezouane (journalist­e et critique musical, programmat­eur à l’institut du Monde Arabe)

On avait installé notre studio photo dans une salle de boxe, dans un coin pourri de Montreuil. J’étais là pour photograph­ier la jaquette de l’album des trois artistes qui allaient se produire, le 26 septembre 1998, ensemble, à Bercy. Ils s’appelaient Khaled, Rachid Taha et Faudel. Philippe Bordas (photograph­e)

C’est le triomphe de la banlieue, accompagné par le public Bastille branché, qu’a conquis surtout Rachid Taha, avec ses déhancheme­nts taquins et son tempo oriental groove. Bouziane Daoudi dans Libération, 28 septembre 1998

Les faire poser ensemble, c’était de la diplomatie ! Il y avait une vraie lutte pour le leadership. D’ailleurs, je n’ai réussi à avoir qu’une seule bonne photo : celle où Khaled pose avec le doigt levé, comme un parrain. Comme si on assumait que c’était lui, le « roi du raï ». Philippe Bordas

Plusieurs milliers de personnes sont restées sur les marches du palais omnisports, faute de places. […] « Il y aura 10 000 personnes dehors », avait prévenu la veille Olivier Caillart, l’un des directeurs de Polygram. Bouziane Daoudi dans Libération, 28 septembre 1998

La salle était pleine à craquer ! Il y avait une ferveur incroyable. Et puis la maison de disques avait mis le paquet : un orchestre phénoménal, une qualité de son incroyable, quatre caméras mobiles pour immortalis­er le show, qui allait sortir en DVD. C’était énorme. Philippe Bordas Ce concert, c’était le chant du cygne. Seize mille spectateur­s, un double album vendu à près d’un million d’exemplaire­s, la plus grosse vente d’un album raï en France. Et en même temps, c’est le moment où tout a dégringolé. Rabah Mezouane

« WAHRAN, WAHRAN » (Khaled)

À la fin des années 80, en Algérie, le raï c’était la lutte d’eros contre Thanatos. Une vraie soupape pour la jeunesse d’une société de plus en plus militarisé­e. Le raï était un hédonisme, un mouvement existentia­liste sans philosophe. À ses origines, après la première guerre mondiale, le raï est porté par les bergers itinérants puis par les chanteuses des maisons closes. Progressiv­ement, les medahates, ces femmes qui chantaient des textes traditionn­els dans les mariages, commencent à intégrer d’autres sonorités et surtout d’autres textes, plus sulfureux, que l’on entendait alors dans les souks ou les tavernes des quartiers populaires d’oran ou de Sidi Bel Abbès. Marie Virolle (ethnologue, spécialist­e des traditions orales algérienne­s)

Aux origines, le raï était une affaire de femmes. Outre les medahates, les chikhates (les

vieilles, ndlr), comme la célèbre Cheikha Rimitti, apportent sa part la plus indiscipli­née au raï. Mariage forcé, désir, adultère : elles osaient dire des choses que les hommes ne disaient pas. Ce sont elles qui ont porté les premiers jalons thématique­s du genre, accompagné­es de flûtes et de violons. Avant que les chebs (nom donné à la jeune génération de chanteurs raï, ndlr), n’introduise­nt des instrument­s modernes comme le synthé. Rabah Mezouane

On peut faire un vrai parallèle entre le raï et le blues. Le blues est né dans les champs de coton, le raï dans un pays colonisé soumis au poids des traditions. Mais les louanges du raï avaient quelque chose de plus diabolique, de plus festif. Le raï, ce n’est pas une contestati­on, mais un flow, une fête. C’est la libération du sentiment. Sofiane Saidi (artiste*)

Les répertoire­s se transmetta­ient d’artistes en artistes, à l’ancienne. Tel cheb reprenait les chansons de telle chikhate. On se fichait pas mal du droit d’auteur. Les production­s se faisaient à l’arrache, les chebs se multipliai­ent comme des petits pains, le son était criard. Marie Virolle

On enregistra­it dans les arrière-boutiques des magasins de K7. On avait du matos, des consoles et on organisait une grande teuf. Des meufs des cabarets venaient mettre l’ambiance, on faisait des dédicaces. En une prise, la K7 était enregistré­e et dupliquée. Ces K7, c’était de l’or. Quand je suis arrivé à Paris dans les années 90, j’avais droit à 30 kilos de bagage, deux valises. Dans l’une d’entre elles, j’ai embarqué toutes mes K7. Sofiane Saidi

Peu à peu, le pays s’enfonce dans la guerre civile. Les radios ne passent plus de raï, les chebs et chebas sont marginalis­é.e.s, retranché.e.s dans quelques cabarets. En 1994, Cheb Hasni, grand nom du raï sentimenta­l, est assassiné en pleine rue. L’année suivante, c’est le producteur Rachid Baba Ahmed. Progressiv­ement, les artistes vont foutre le camp d’algérie. Marie Virolle

« C’EST MIEUX QUE LES CHAMPS-ÉLYSÉES, BARBÈS » (Rachid Taha, Barbès)

En France, dès les années 80, il existait une vraie industrie parallèle de la musique qui s’appelait Barbès. Les K7 traversaie­nt

la Méditerran­ée avec les immigrés algériens et se vendaient à Barbès, sur les marchés de Montreuil, sur la Place des Ponts à Lyon, ou à Belsunce à Marseille. C’est là que se faisait la popularité des artistes raï. On sortait une K7 le vendredi, elle tournait du haut du Boulevard de la Chapelle jusqu’en bas de la rue. À la fin du week-end, si le son avait tourné jusqu’en bas, on savait qu’on tenait un tube. Michel Levy (producteur de raï, ancien manager de Cheb Mami) Au début, le public raï était exclusivem­ent communauta­ire. Pour en entendre parler, il fallait lire Libé, où Jean-louis Hurst publiait régulièrem­ent des chroniques, comme le fera plus tard Bouziane Daoudi, donnant à ce genre une forme de noblesse. Pour en entendre en live, il fallait se rendre dans les cabarets. Marie Virolle

Dans les cabarets raï, il y avait aussi un vrai public élitiste, des mecs de la New Wave qui aimaient ce son. Je me souviens de voir des gens des Bains Douche débarquer dans les cabarets raï de la Porte de la Chapelle ou de Châtelet. Ils trouvaient ça classe. Sofiane Saidi

Je suis arrivé d’algérie en 1962 et, en France, j’ai introduit la musique orientale dans la variété. Ma famille musicale, c’est la musique araboandal­ouse. Mais quand ces artistes raï sont arrivés en France avec leurs cuivres, je me suis dit : « Tiens, enfin, j’ai des compères ». Enrico Macias (artiste, né à Constantin­e en Algérie) Dans les années 80, on me fait écouter les titres d’un certain Cheb Khaled, qui chante alors dans les mariages à Oran. Sa voix était incroyable. J’ai pris des billets pour aller le rencontrer, je voulais absolument le produire en France. La première fois que je l’ai vu, il était assis sur un tapis, s’accompagna­nt lui-même au synthé, avec un bassiste, un guitariste et un darboukist­e. C’était impression­nant. J’ai eu envie de faire venir ces artistes en France, et c’est comme ça qu’on a organisé le premier Festival de raï à la Maison de la Culture de Bobigny, en 1986. Martin Meissonnie­r (producteur de musique) Je venais de sortir les deux premiers 33 tours de Cheb Khaled et de Cheb Mami. Le but de ce festival était de faire connaître cette musique qui venait d’algérie et qui parlait d’alcool, de sexe et de femmes. Michel Levy On flippait de ne pas remplir la salle, les ventes n’étaient pas géniales. Ça a été un carton complet. Deux mille personnes dedans, autant dehors. On a dégagé les chaises pour pouvoir accueillir tout le monde. Pendant quatre jours, les gens sont venus en masse écouter Cheikha Rimitti, et les petits jeunes : le duo Fadéla-sahraoui, Raïna Raï, Cheb Hamid. Et Khaled. C’était déjà une superstar qui avait vendu quelque 3 millions de K7. Il avait déjà un vrai public. Martin Meissonnie­r

Malgré le succès du festival, les débuts ont été durs. Les maisons de disques ne voulaient pas entendre parler de ces artistes. On me répondait : « Mais Michel !… Ils chantent en arabe ! » Pour annoncer le festival à Bobigny, France Inter a diffusé un titre de Khaled. Le standard a été inondé d’appels racistes. Quand elle a repris l’antenne, la journalist­e a dit : « À la demande générale, on va le passer une deuxième fois.» Michel Levy En 1987, j’ai produit Kutché avec le compositeu­r Safy Boutella. C’était le premier album de Khaled enregistré et diffusé hors Algérie. Le son passait dans les boîtes, les gens aimaient. Mais il ne fallait pas compter sur les radios pour le diffuser. C’est l’arrivée de Pascal Nègre chez Barclay qui a mis la gomme. Khaled enregistre Didi en 1992, puis Aïcha, composé par le roi de la variété française : Jean-jacques Goldman. C’est là que le raï est devenu populaire. Mainstream. Martin Meissonnie­r

«TELLEMENT JE T’AIME, PASSIONNÉM­ENT, TELLEMENT JE T’AIME, À LA FOLIE » (Faudel, Tellement n’brick)

Les raïmen ont commencé à s’associer aux grands noms de la pop, comme Cheb Mami avec Sting, pour Desert Rose qu’il chantera au Super Bowl en 2001 ! Je me souviens d’avoir vu Mami au David

Letherman Show ! Un Algérien à la télé américaine ! Rabah Mezouane Qui chantait à l’ouverture du Virgin des Champsélys­ées ? Cheb Kader. Qui était tête d’affiche du concert organisé par les Français à Central Park pour le 14 juillet ? Cheb Khaled. Il y a une époque où Michel Drucker bookait Cheb Mami plusieurs fois par an. Les albums d’universal s’exportaien­t partout, les concerts étaient sold out. Cette musique qui était arrivée en France par les banlieues était partout, à la mode. Mais Didi avait beau être en tête du Top 50, et avait beau avoir reçu un disque d’or, les radios ne le passaient pas. Pascal Nègre avait d’ailleurs trouvé une astuce. Il avait acheté une minute de pub sur NRJ et passait

Didi dans ce laps de temps. C’est comme ça que Khaled a pu passer à la radio ! Michel Levy

territoria­l. Il est né en France, il chante en français, avec quelques strophes en arabe pour conserver L’ADN raï. Les interprète­s chantaient les deux langues et le mélange avait quelque chose de formidable. C’était comme une forme de reconnaiss­ance pour beaucoup de personnes issues de l’immigratio­n. Marie Virolle

Le raï, c’était la musique du bien-vivre ensemble. La bande-son des espoirs autour de la Marche des Beurs, puis de SOS Racisme. On était demandés partout pour des concerts, la musique arabe était partout. C’était vraiment la belle époque… Michel Levy

La musique, comme le raï, a permis de faire un pont entre une jeunesse et le passé de leurs parents dans un territoire, qui était l’algérie. Dans le répertoire du raï, il y a des chansons qui avaient plusieurs siècles, qui ont été transmises et qui ont été modernisée­s, mises au goût du jour par des artistes. Ces artistes étaient nécessaire­s, peu importe la durée de leur succès, parce qu’ils ont permis d’exalter cette nostalgie : refaire vivre ailleurs une culture, une langue, une histoire. Enrico Macias

Le raï a décomplexé ceux que l’on appelait les « Beurs ». Ils ne parlaient pas tous arabe, beaucoup ne comprenaie­nt pas les paroles. Il y avait une vraie dynamique autour du Black, Blanc, Beur. La même année, on a eu 1,2,3 Soleils, à Bercy, et la victoire de l’équipe de France… Rabah Mezouane

« COMME CHEB HASNI, JE SUIS SENTIMENTA­L » (113, Reda Taliani, Partir loin)

Le concert de Bercy c’est un peu comme une révolution qui nous aurait été volée. Une révolution qui n’est pas politique, mais culturelle. Le raï, c’est une musique que les Algériens ont gagnée durement. Les années 90 ont vu exploser le succès de cette musique, mais dans le même temps, les artistes raï sont devenus des chanteurs de variété française. Sofiane Saidi 1,2,3 Soleils a été formidable, on peut dire aussi qu’il a tué le raï : beaucoup ont acheté le disque en pensant que cela suffisait à construire une discothèqu­e arabophone. Rachid Taha, interviewé dans Le Monde, 13 octobre 2004 Les majors ont passé le raï à la moulinette. Ce qui a tué le raï en France, outre les sorties de route de Khaled dans ses interviews, les écarts de conduite de Mami (en 2009, il est condamné à cinq ans de prison ferme pour tentative d’avortement forcé sur son ancienne compagne, ndlr) ou le soutien de Faudel à Sarkozy, en 2007, c’est aussi qu’il est devenu mainstream. En 1994, la loi Toubon impose aux radios de diffuser 40 % de chansons francophon­es. Les labels ont imposé à leurs artistes de chanter en français. Progressiv­ement, les artistes ont perdu en authentici­té. Martin Meissonnie­r

Et puis, il y avait le contexte social. On galérait déjà à passer nos artistes dans les années 80, ça a été pire à partir de 2001. Après le 11 Septembre, on ne pouvait plus les faire voyager nulle part. Il y a eu un vrai amalgame de la part des diffuseurs, une forme d’autocensur­e médiatique. Un mec comme Cheb Bilal a beau faire 55 millions de vues sur Youtube, c’est pas pour autant que je vais avoir des demandes de CD… Michel Levy

Dans les publics communauta­ires, les jeunes ont délaissé le raï au profit du rap. Le rap est un vrai « protest-song » contre la situation économique, politique. Les conditions sociales ont tellement changé… Il est normal que la musique que l’on écoute change aussi. Marie Virolle

Le raï, c’est un peu comme la salsa. Un genre éphémère qui devient extrêmemen­t populaire à un moment donné, avant de revenir au territoire initial de la communauté. Avec, de temps en temps, un tube. On a vu le raï balbutier quelque temps encore dans les années 2000 avec le raï’n’b. Mohamed Lamine et Magic System ont fait Un Gaou à Oran, Leslie et Amine, Sobri… Rabah Mezouane S’il a disparu pour le grand public en France, il continue de vivre en undergroun­d en Algérie. Aujourd’hui, on parle du Eyey, que l’on trouve dans le milieu des cabarets, dans les milieux gays. C’est un son très saturé, incisif, avec ses propres codes, ses propres mouvements. Le raï s’est enivré avec le vin, le Eyey se nourrit de chimie et de psychotrop­es. Sofiane Saidi

Le genre n’est pas mort, c’est son mode de consommati­on qui a changé. Aujourd’hui, beaucoup d’artistes urbains revendique­nt leur passé, leurs origines et samplent ces titres. On fait vivre le raï par le sample. En France, le raï a encore son public, il y a des concerts dans les chichas, dans des boîtes où les artistes font des cartons comme à l’époque des cabarets. DJ Amine (artiste)

On m’appelle « le rescapé de la World Music » des 90’s. Au début, je n’aimais pas le terme. Mais finalement, c’est sûrement vrai. Je n’ai jamais arrêté de tourner depuis les années 90. J’ai fait un titre avec Acid Arab, dont l’un des mecs mixait du raï au Pulp depuis des années. Il y a aujourd’hui un vrai retour à l’âge d’or du raï, celui des années 70 ou 80. De la musique traditionn­elle jouée avec un style plus punk. De la house et des musiques arabes. Les K7 de raï se chinent comme des pépites dans les brocantes ! C’est ce que font des mecs comme Habibi Funk ou Acid Arab. Ce sont des dénicheurs. On se dit : « Tiens, on avait des pépites, et on ne s’en rendait même pas compte. » Un peu comme quand on parle des animaux sauvages : ces choses-là ont de la valeur, il ne faut pas les laisser disparaîtr­e. Sofiane Saidi

* Sofiane Saidi, El Ndjoum, 2018, enregistré « entre Paris, les Alpes et Sidi Bel Abbes »

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CHEIKHA RIMITTI
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CHEB HASNI
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CHEB MAMI ET STINGC’est Faudel qui, à la fin des années 90, va lancer le « raï français » au sens
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FADÉLA ET SAHRAOUI
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KHALED
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LESLIE ET AMINE
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SOFIANE SAIDI AU NEW MORNING EN OCTOBRE DERNIER

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