Dîner à l’eau
“IL CHANTAIT DES SOUVENIRS DE CHORALE DANS UN LATIN ALÉATOIRE”
Il savait bien le sort de ces petites villes d’eau et de canaux. Pourtant, c’était le seul décor capable d’apaiser son chagrin. De le rincer, de le tremper de telle manière qu’il serait impossible à essorer, donc plus facile à digérer pour devenir sa nature à lui, enfin. Dorénavant, il était le chagrin. Un être fait d’eau de larmes dans une ville faite d’eau. Il avait choisi pour résidence un minuscule appartement ; une pièce, à peine une cuisine, douche et toilettes sur le palier, séparé par quelques mètres seulement du fleuve. Les jours passaient à lire et à méditer, sa vie d’avant – palpitante et désespérée par la vitesse et la grande ville – s’éloignant un peu plus chaque matin. Tout était uniformisé par l’eau et la répétition des gestes. Toutes les balises temporelles fixées par le calendrier avaient disparu. Toutes sauf une : Noël. Tous les 25 décembre, face au fleuve, accoudé à la rambarde, il ouvrait une bouteille de vodka bien sèche et chantait des souvenirs de chorale dans un latin aléatoire. Très fort, grâce à la météo généralement peu clémente. Cette année, la pluie avait apparemment des trucs à régler et striait la ville depuis des jours. Le fleuve montait en silence, suivi depuis la veille par l’angoisse des habitants. La nuit précédente, l’eau s’était infiltrée partout dans les maisons, les monuments, les églises. Des zodiacs noirs fendaient la cité devenue bassine, portant des pompiers en combinaison Néoprène rouge et gris, arc-boutés contre le vent et les cris. Ils étaient venus le chercher tandis qu’il chantonnait le Gaudete du troisième dimanche de l’avent, l’eau ayant envahi son appartement. Il avait même dû faire quelques brasses jusqu’à l’embarcation. Un calme silencieux montait en lui, porté par les chants chrétiens qu’il égrenait pour lui-même. Le tout faisait barrière contre le froid. Les pompiers l’emmenèrent jusqu’à un petit mont, en périphérie de la ville. En son sommet, un entrepôt de stockage de textile, épargné par les eaux. On l’accompagna jusqu’à une pièce immense habillée de milliers de vêtements sous plastique pendus à des barres d’une longueur infinie. Entre chaque rangée, des centaines d’hommes et de femmes vêtu.e.s de couverture de survie, bien décidé.e.s à profiter de l’ambiance bling envoyée par ce nouveau vêtement de lumière pour fêter Noël en bonne et due forme. Ils dressèrent une table immense en plaçant directement au sol des planches de bois, résidus de travaux pas finis. Des bouteilles de Martini avaient été trouvées quelque part et tou.te.s se firent la promesse que leur dernier Noël aurait le goût de cristal (p.55). Chacun.e déposa les barres chocolatées, les fruits, les raisins secs sauvés par les pompiers. Certain.e.s avaient pensé à apporter des blocs de foie gras. Assis.e.s en tailleur, la plupart riaient, certain.e.s pleuraient, les enfants s’endormaient sur les genoux, tou.te.s chantaient les chants qu’ils.elles connaissaient, dans toutes les langues et s’efforçaient d’oublier le sens du mot lendemain.
aude walker rédactrice en chef