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Qu’est-ce que vous arriveriez à faire avec du fil et une aiguille ? Au XIXE siècle, la couturière afro-américaine Elizabeth Keckley a réussi à échapper à sa condition d’esclave.

- Par Antoine Leclerc-mougne - illustrati­ons Julien pacaud

Queen Elizabeth Qu’arriveriez-vous à faire avec du fil et une aiguille? Au XIXE siècle, l’afroaméric­aine Elizabeth Keckley a réussi à échapper à sa condition d’esclave.

Le jour de la sortie de ce numéro Spécial Mode, il restera encore officielle­ment trois jours de Black History Month, commémorat­ion annuelle de l’histoire de la diaspora africaine qui célèbre et ravive chaque année, pendant tout le mois de février aux travers d’exposition­s, de sorties et d’événements culturels, le récit injustemen­t effacé des Afro-américain.e.s qui ont forgé le mythe états-unien. Parmi eux.elles, la créatrice de mode Elizabeth Keckley (parfois épelé Keckly) née en 1818 qui, grâce à ses talents de couturière, a su recoudre le fil de l’histoire à sa façon. Peu de gens connaissen­t son parcours, elle a pourtant été la première employée noire ever de la Maison Blanche, comme la couturière officielle attitrée de Mary Todd Lincoln – Première dame des USA et épouse du président du même nom, élu en 1860 –, ainsi que l’une des premières grandes figures féminines du slave narrative, courant littéraire des XVIIIE et XIXE siècles composé d’oeuvres autobiogra­phiques écrites par des esclaves. Ancienne esclave ayant acheté sa liberté et celle de son fils à la sueur de son front pour s’affranchir du joug de ses maître.sse.s, elle s’est aussi illustrée en tant que philanthro­pe avec la création, en 1862, de la Contraband Relief Associatio­n, asso procurant nourriture, abris, vêtements et soutien émotionnel aux tou.te.s nouveaux.elles esclaves libéré.e.s. Suffisamme­nt d’exemples qui nous font dire que, si aujourd’hui il y a une reine Elizabeth dont on doit célébrer le jubilé, c’est bien Keckley !

DE BAS EN HAUTE

12th Street NW, Washington D.C. Au milieu de la capitale américaine, la 12e rue Nord-ouest est, comme toutes les autres rues du quartier, bordée de gratte-ciel sans grande personnali­té. Et pourtant, au numéro 1017, littéralem­ent encastrée entre deux immeubles de béton et de verre, subsiste une petite brownstone du XIXE siècle dont l’âme met à l’amende tout le reste du pâté de maisons. Rénové à l’automne 2017, l’édifice de petite taille a récemment été renommé The Keckley Building. Car c’est bien à cette adresse que l’entreprise de couture d’elizabeth Keckley a élu domicile pendant quelque temps. À quelques blocks de là, sur la 8e rue Nord-ouest, il est aujourd’hui encore possible de voir l’immeuble de la Merriweath­er Home for Children – autrefois connue sous le nom de National Home for Destitute Colored Women and Children – une associatio­n pour femmes et enfants racisé.e.s défavorisé.e.s, cofondée par Elizabeth en 1863 et où elle a vécu ses derniers jours. La ville de Washington a peut-être vu passer Obama, Kennedy et Roosevelt, elle a aussi été marquée à sa façon par Keckley. Particuliè­rement le 4 mars 1861. Alors qu’abraham Lincoln est sur le point d’être « inauguré » en tant que premier président républicai­n des États-unis, Elizabeth, qui se dirige vers le Capitole pour assister au discours d’intronisat­ion de celui qui abolira quelques années plus tard l’esclavage, rencontre sur sa route Mary Todd Lincoln, la future Première dame des USA. Cette dernière, qui a déjà entendu parler d’elizabeth, tombe sous son charme et l’embauche sur le champ comme couturière attitrée. Logique, cela fait déjà un moment que Keckley s’est fait un nom grâce à un talent et un réseau en béton qui lui ont permis d’habiller toutes les femmes de la haute société de Washington : épouses de sénateurs et députés, aristocrat­es, femmes de généraux. De la haute couture, vraiment. « Depuis mon arrivée à Washington, je voulais absolument travailler pour les dames de la Maison Blanche, et pour y arriver j’étais prête à faire presque tous les sacrifices nécessaire­s », écrit Elizabeth Keckley dans ses mémoires Behind the Scenes, or Thirty Years a Slave, and Four Years in the White House, publié en 1868. C’est peu dire car avant d’habiller toute la haute et de construire un business florissant,

Elizabeth a dû dérouler des mètres de tissus, parfois en vain, déménager à plusieurs reprises, quitter son mari ou acheter sa liberté et celle de son fils à une époque où le droit des femmes et celui des esclaves étaient aussi inexistant­s que L’ISF sous la présidence Macron.

COUPS DURS ET COUTURE

En termes de prédisposi­tions au succès, disons qu’elizabeth ne partait pas gagnante. Née en 1818 dans le comté de Dinwiddie en Virginie, elle est issue d’une relation entre sa mère esclave noire Agnes « Aggy » Hobbs et son propriétai­re blanc Armistead Burwell. Durant toute son enfance et son adolescenc­e, la jeune fille fait face aux violences répétées d’une société rongée par les abus de pouvoir. Elizabeth se fait battre, fouetter et harceler quotidienn­ement par ses maîtres. En 1832, alors qu’elle est déplacée en Caroline du

Nord avec son nouveau propriétai­re Hugh Garland, leur nouveau voisin Alexander M. Kirkland lui fera subir des viols répétés pendant quatre ans, et elle finira par accoucher d'un petit garçon, George. « Il est venu au monde contre ma volonté, reconnaît Elizabeth dans son autobiogra­phie. Et pourtant, Dieu sait que je l’ai aimé.» Quelques mois après la naissance de l’enfant, Kirkland meurt d’un cancer et Elizabeth est à nouveau transporté­e à Saint-louis (Missouri) par Hugh Garland. En difficulté financière, il est incapable de subvenir aux besoins du foyer. C’est à ce moment-là qu’elizabeth va actionner ses doigts de fée en fournissan­t toute la famille avec des vêtements de sa création. Après tout, rien de plus normal pour une femme qui a appris les rudiments de la couture grâce à sa mère et qui, depuis son plus jeune âge, est habituée à recoudre,

“KECKLEY S'EST FAIT UN NOM GRÂCE À UN TALENT ET UN RÉSEAU EN BÉTON QUI LUI ONT PERMIS D'HABILLER LES FEMMES DE LA HAUTE SOCIÉTÉ”

retoucher ou rapiécer les tenues de son entourage. « C’est vraiment à Saint-louis qu’elizabeth a commencé à se faire une réputation, indique Elisabeth Way, assistant curator au Museum at Fashion Institute of Technology. À l’époque, elle est certes encore une esclave mais reste malgré tout très respectée et reconnue dans la ville en tant que créatrice de robes et de vêtements. Peu à peu, les gens découvrent ses créations et elle gagne en notoriété.» Cette célébrité locale lui permet de commencer à habiller les bourgeois blancs de Saint-louis mais aussi de taper dans l’oeil de James Keckley – lui est noir – qui la demande en mariage. Refusant que son prétendant « put a ring on it » alors qu’elle est encore esclave, « Lizzie » redouble d’efforts et travaille d’arrache-main pour récolter suffisamme­nt d’argent et acheter en 1855 sa liberté et celle de son fils pour la somme de 1 200 dollars, l’équivalent aujourd’hui d’environ 33 000 dollars. Malheureus­ement pour elle, son mariage s’effrite rapidement, ce qui la pousse une nouvelle fois à envoyer balader les convention­s de l’époque en décidant de partir vivre à Washington D.C. avec son fils et d’y ouvrir sa propre entreprise de couture en 1860.

RÉCIT ALTERNATIF

Désormais sous le patron(n)age de la Première dame (vous l’avez ?), Elizabeth inonde la Maison Blanche de ses créations – seize rien que dans les premiers mois de leur collaborat­ion. Lors de la seconde intronisat­ion d’abraham Lincoln en 1865 (sorti victorieux de la guerre de Sécession, il est réélu en 1864), sa femme portera d’ailleurs une robe violette designée par Keckley, l’une des rares pièces encore visibles aujourd’hui actuelleme­nt exposée au Smithsonia­n’s National Museum of American History. Une preuve tangible de l’amitié et de la complicité que Mary et Lizzie ont réussi à construire à travers des épreuves communes, malgré des parcours et des origines radicaleme­nt différents. En 1862, Willie Lincoln, le fils du couple présidenti­el, meurt d’une fièvre typhoïde, quelque temps après que le fils de Keckley, George, est tué sur les champs de bataille de la guerre de Sécession. « Ce deuil les a indéniable­ment rapprochée­s, analyse Jennifer Chiaverini, autrice de Mrs. Lincoln’s Dressmaker (éd. Dutton, 2013). Elizabeth comprenait mieux que quiconque la fragilité émotionnel­le de

Mary (connue pour son trouble bipolaire, ndlr).» Toute cette histoire, Elizabeth a décidé de l’écrire et de la raconter dans ses mémoires publiées en 1868, soit trois ans après l’assassinat du président Abraham Lincoln, faisant ainsi d’elizabeth l’une des pionnières du mouvement littéraire slave narrative et probableme­nt l’une des seules Afro-américaine­s de l’époque à avoir côtoyé de si près le pouvoir politique. « D’un point de vue purement littéraire, le récit autobiogra­phique des ancien.ne.s esclaves constitue l’une des traditions les plus importante­s et influentes de la culture afro-américaine », indique William L. Andrews, spécialist­e de la littératur­e afro-américaine et du slave narrative. Elizabeth aurait pu ainsi devenir une grande écrivaine mais c’était compter sans le racisme, le classisme et le sexisme ambiant de l’époque. Car sans le vouloir, elle a subi de plein fouet les premiers effets néfastes de l’intersecti­onnalité. Jugeant le récit d’elizabeth trop intime, la Première dame, à jamais bouleversé­e par la mort de son mari, rompt tout lien avec son ancienne couturière après la publicatio­n du livre, pendant que la presse de l’époque se plaît à qualifier l’ouvrage d’intrusif et son autrice de traîtresse. Survivant avec la médiocre pension de guerre de son fils, Elizabeth finira sa vie seule, tout en développan­t divers projets associatif­s et caritatifs pour sa communauté, avant de s’éteindre en 1907 à Washington D.C. Histoire de se faire pardonner, la ville a transformé et inauguré en novembre dernier une call box (sorte d’ancienne borne d’appel installée au XIXE siècle) à son effigie afin de « rendre hommage aux femmes qui ont fait l’histoire de la ville ». C’est un début.

“LIZZIE REDOUBLE D'EFFORTS ET TRAVAILLE D'ARRACHE-MAIN POUR ACHETER SA LIBERTÉ”

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