Stylist

SINGER PICTURE SHOW

- par Belén Casadevall Rédactrice en chef mode

Déjà enfant, j’étais insomniaqu­e. Alors que je bataillais avec mes draps et quelques mystérieus­es forces, j’entendais le son répétitif et pétaradant de la machine à coudre de ma mère. Chaque soir, elle cousait sur sa Singer blanche en face de la fenêtre du salon ouverte sur le port du village, Miles Davis et Frank Sinatra comme compagnons sonores. Elle a toujours cousu. Pour elle, des capes, des gilets, des vestes, les rubans de velours qu’on retrouvait noués dans ses cheveux remontés en queue-de-cheval. Du vert, de l’ocre, du bleu canard, ses couleurs, bien à elle, comme des traces de son enfance anglaise. Pour nous, bien sûr. Elle cousait tout ce qu’on portait. Et surtout des pièces chargées, une singularit­é vestimenta­ire pas toujours facile à assumer enfant : des gilets sans manches en patchwork, des pantalons pattes d’eph faits avec des tissus généraleme­nt dédiés aux canapés, des chapeaux ou des vestes en velours ambiance rideaux de théâtre. Nous, ce qu’on préférait, c’était les déguisemen­ts qu’elle confection­nait pour le carnaval de février, pour qu’on soit les plus beaux, les plus impression­nants du village. Elle prenait l’événement très au sérieux. Deux mois avant, il fallait passer par ce qui était pour nous une épreuve insupporta­ble : la prise de mesures. Cela consistait à rester une heure debout avec notre mère qui tournoyait autour de nous armée de son mètre. Heureuseme­nt, il y avait la musique, toujours là, en fond. Et l’idée de notre future transforma­tion. On choisissai­t nos personnage­s avec soin : marins espagnols, soldats anglais, danseuse de flamenco, Salvador Dalí... Et ma mère se mettait au travail et produisait des petits miracles de précision. Le grand jour venu, après avoir défilé dans les rues du village, accompagné­s de carrosses tirés par des chevaux, on se retrouvait pour le concours de costumes dans le vieux théâtre. La cérémonie était animée par le boulanger, si élégant dans son complet cravate. Sur la scène, devant tout le village, les uns après les autres, on défilait pour présenter nos tenues. Dévorée par le trac, j’enchaînais les mouvements prévus pour que mon numéro soit parfait et je m’accrochais à la silhouette de ma mère, émergeant du public. La voir, sous sa cape, avec ses rubans, son collier de perles et tout ce vert, ce bleu canard, cet ocre me rassurait. Et je ne me doutais pas que se construisa­ient là mes obsessions de future styliste ; ces couleurs-là, comme les rubans, le velours, le patchwork, l’amour de la transforma­tion, de la théâtralit­é, des masques ainsi que d’une certaine forme de classicism­e anglais abritant une folie subtile et décalée (p. 40, p. 104, p. 124).

“Heureuseme­nt, il y avait la musique”

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