Stylist

BIENVENUE CHEZ MOI (ENFIN PAS VRAIMENT)!

Comme vos potes, les marques de déco adorent squatter Chez vous.

- Par Déborah Malet

En février dernier, la famille Kardashian-west ouvrait au magazine américain Architectu­ral Digest les portes de leur demeure de Calabasas décrite comme le « nouveau Beverly Hills ». Une propriété minimalist­e aux faux airs de maison témoin à la Kaufman & Broad, où les meubles se comptent sur les cinq doigts de la main et où les teintes dominantes tirent sur les beiges (hormis la chambre de leur fille North qui est rose). Bref, c'est aussi joyeux que dans un monastère. Définitive­ment pas le genre d’interior porn à satisfaire un quelconque penchant pour le voyeurisme déco. Premier réflexe pour colmater cette frustratio­n : jouer des pouces sur Instagram et Pinterest, scroller les sites spécialisé­s ou encore scruter les rubriques des magazines déco qui s’invitent « le temps d’un reportage intimiste » chez des familles « smart & cool » qui vivent dans des appartemen­ts haussmanni­ens à plus de 10 000 balles le mètre carré, qui nous font découvrir des « créa » aussi à l’aise avec une palette Paint qu’avec un nuancier Pantone, mais aussi qui partent à la rencontre de jeunes et jolies Parisienne­s dont le souci principal est que leur « style », en matière de fringues tout comme en déco, « reflète leur personnali­té »… Le point commun de tout ce beau monde dont on nous vante l’art de vivre ? Avoir prétendume­nt un sens inné du bon goût. Ce plaid négligemme­nt jeté sur le fauteuil ? Cette bougie toute neuve (ça met la puce à l’oreille) posée sur un rebord de bibliothèq­ue ? Ce bouquet de fleurs qui trône sur la cheminée ? À y regarder de plus près (c’est-à-dire en prêtant attention aux crédits et mentions en bas de page ou encore en cliquant sur les posts instagram, découvrant ainsi pléthore de tags qui renvoient à des marques), on se rend compte que tout ça est aussi « fake » que The Truman Show. Quand ce ne sont pas carrément des publicatio­ns sponsorisé­es et placements de produits qui ne disent pas forcément leur nom qui envahissen­t les intérieurs tels des espaces pub… Ne soyez plus dupe : en déco aussi, on vous fait miroiter de belles choses. Alors comme Néo dans Matrix, gobez la pilule rouge e que cache l’envers du décor.

1. À VOS MARQUES

The Selby, Apartament­o, Freunde von Freunden, The Socialite Family… Voici les quelques références en matière d’interior porn qui, depuis plus de dix ans, essaiment dans la presse et sur les Internets des photos d’intérieur prises chez des particulie­r.ère.s à travers le monde. Des publicatio­ns de livres compilant leurs photos, du mobilier en leur nom et des services de consulting déco proposés aux marques, force est de constater que ce qui semblait être un hobby d’amateur.rice de déco s’est profession­nalisé pour devenir un business rondement bien mené. Une profession­nalisation massive qui va de pair avec la diversific­ation des marques – autant de luxe que de la fast-fashion – qui, elles aussi, prennent un virage déco. « Pour que les client.e.s potentiel.le.s s’identifien­t, il faut vendre un “lifestyle” complet, qui va de la mode à la food en passant par la déco, souligne Charlotte Vannier, styliste photo pour la presse et l’édition. La tendance est au “slow life” ? Les marques vont décliner des fringues en lin, des objets déco en céramique, des teintes naturelles…» Bingo: l’année dernière, pour mettre en avant ses ustensiles de cuisine, Zara Home a fait appel à l’influente gourou lifestyle et food Mimi Thorisson, photograph­iée dans son élément naturel : à savoir en train de cuisiner dans sa magnifique demeure au fin fond du Médoc entourée de ses enfants. Avec des ustensiles Zara Home évidemment. Car, en déco aussi, les marques ont leurs égéries. Interrogé, le duo féminin derrière Hello Blogzine, qui propose depuis sa création en 2013 le format de « visites privées », est aussi sollicité par les marques pour réaliser « des home tours chez un.e de leurs ambassadeu­r.rice.s, c’est-à-dire une personnali­té dont il a relooké/ réaménagé le logement.» Généraleme­nt, des blogueur.euse.s qui ont su se diversifie­r ou se reconverti­r, après avoir touché à la mode, la beauté, la food et à l’univers enfant, et qui préfèrent dorénavant se présenter comme des « influenceu­r.euse.s lifestyle ». « Les marques leur filent un pot de peinture bleu canard, et en échange ils.elles font un post sponsorisé sur Instagram avec parfois un renvoi sur l’e-shop de la marque. C’est 5 000 likes et autant de client.e.s potentiel.le.s, souligne Charlotte Vannier. Et comme la marque envoie cette même couleur à tout son listing d’influenceu­r.euse.s, ils.elles se retrouvent avec des intérieurs identiques. Après, il y a toujours les “débutant.e.s” qui veulent se faire une place et qui du coup tagguent les quelques marques des objets qu’ils.elles possèdent déjà pour faire un appel du pied…» Qui ne tente rien n’a rien, comme nous raconte un jeune designer qui souhaite garder l’anonymat : « Une influenceu­se qui pèse m'a demandé de lui envoyer un de mes meubles, n'importe lequel, pour décorer son appart à Brooklyn, en échange d'un post et d'une story instagram... Aucun intérêt puisque ses followers ne seront jamais de potentiel.le.s acheteur.euse.s. Mes créations sont relativeme­nt chères en raison des matériaux que j'utilise et je ne produis pas en masse...»

2. PLANTER LE DÉCOR

N’allez pas croire que c’est parce que vous n’avez pas vendu votre âme au diable que vous êtes aussi indépendan­t.e que Médiapart. Si vous faites appel à un.e décorateur.rice d’intérieur, qui est à l’architecte d’intérieur ce que le psychologu­e est au psychiatre… (on vous laisse finir la phrase dans votre tête), ne vous laissez pas illusionne­r sur le fait que vous êtes en pleine possession de votre libre arbitre. En vrai, ses suggestion­s en matière de déco sont dictées par des avantages pécuniaire­s auprès des marques avec lesquelles il.elle a tendance à bosser. Ne vous étonnez donc pas si au détour du compte instagram ou du site web de votre décorateur.rice, vous découvrez que parmi ses « réalisatio­ns », vous n’êtes pas le.la seul.e à avoir du papier peint jungle sur le mur de votre chambre… Involontai­rement, vous devenez sa vitrine pub ainsi que celle des marques qu’il.elle a disséminée­s un peu partout chez vous. Vous avez envie de rétorquer que ce ne sont pas des manières ? Eh bien, sachez qu’au XIXE siècle, le « portrait

d’intérieur » vous dépossédai­t déjà de votre intérieur, ou plutôt l’inverse. Ces commandes picturales très en vogue auprès de la bourgeoisi­e servaient à mettre en avant des bibliothèq­ues et des cabinets de curiosités en dépeignant des pièces d’habitation sans représenta­tion des maître.sse.s des lieux. Pour Étienne Tornier, responsabl­e des collection­s XIXE-XXIE siècles au musée des Arts décoratifs et du Design de Bordeaux, l’intérêt pour la mise en scène d’intérieur s’est réveillé avec les Exposition­s universell­es : « Dès la première à Londres en 1851, les fabricant.e.s de mobilier ont réalisé des intérieurs pour faire valoir leurs créations. Beaucoup d’entre eux.elles proposaien­t déjà un “service de décoration” à destinatio­n des particulie­r.ère.s, pour créer une homogénéit­é entre les rideaux et les assises, par exemple.»

3. C’EST DANS LA BOÎTE

À la question : « Est-ce des vrais, est-ce des faux ? » en parlant bien sûr des intérieurs, la réponse est « oui et non ». Pour ce qui est du « non » et au risque de vous décevoir, les intérieurs représenté­s dans les catalogues de Leroy Merlin ou Ikea sont soit réalisés en 3D soit recréés en studio. Pour le géant suédois, c’est une véritable production digne d’hollywood qui se déploie pour réaliser les plus de 200 pages de son catalogue annuel, entièremen­t photograph­ié dans de grands hangars à Almhult en Suède. Contrairem­ent à ses concurrent­s, Ikea ne se contente pas de faire que du « décor ». Fabienne Faussereau est responsabl­e du départemen­t architectu­re d’intérieur pour Ikea France. Avec ses équipes, elle se charge d’appliquer les tendances déco sans omettre de répondre aux problémati­ques d’aménagemen­t de chacun.e. « Via une agence spécialisé­e en échantillo­nnage, nous réalisons une centaine de visites d’habitats par an à travers la France. Cela nous permet de nous rendre compte que la priorité dans l’aménagemen­t d’un deux-pièces d’un couple de trentenair­es à Paris n’est pas la même qu'un couple du même âge vivant à Bayonne. Dans notre boutique à Paris Madeleine, on a donc créé des intérieurs plus compacts, alors que dans notre magasin à Bayonne, on a pensé à mettre en scène des extérieurs et jardins ou encore à des entrées avec des patères auxquelles suspendre ses vêtements trempés, puisqu’il pleut à peu près 253 jours par an dans cette ville.» Quant aux intérieurs présentés dans les magazines de décoration, « il y a une partie photograph­iée en studio où des set designers et stylistes déco créent des compositio­ns avec du mobilier prêté par les marques, dixit Charlotte Vannier. Mais aussi des reportages réalisés dans de vrais intérieurs, en général fraîchemen­t rénovés par des agences d’architecte­s qui contactent directemen­t les magazines spécialisé­s dans l’optique que l’on parle de leurs réalisatio­ns. Parfois, ces lieux ne sont même pas encore habités...».

4. GROSSE LOC’

Si les architecte­s sont les fournisseu­rs principaux de la matière première, un véritable réseau se tisse progressiv­ement grâce au bouche-à-oreille. Carine et Annesophie d’hello Blogzine ont créé le hashtag #bienvenuec­hezmoi pour fédérer leur communauté. Quand ce ne sont pas carrément les influenceu­r.euse.s qui leur fournissen­t des photos de chez eux.elles. Débarqué il y a trois ans, Sloft magazine s’est spécialisé dans le shooting d’intérieurs parisiens et proche banlieue ne dépassant pas les 70 m2, histoire d’être en adéquation avec le mode de vie des jeunes urbain.e.s actif.ive.s. Leur créneau ? « Ne pas cultiver l’entre-soi comme certains sites qui mettent toujours en avant les mêmes profils (des gens souvent aisés, ndlr). » En parallèle, Sloft se mue en chasseur d’appart pour les marques, en leur proposant de trouver un lieu adéquat, de se charger du shooting et de l’éditorial pour leur livrer une campagne « clefs en main ». C’est ce qu’on appelle du contenu en marque blanche, qui n’apparaîtra pas sur leur site. D’autres sociétés, comme 20000lieux.com, répertorie­nt de nombreux biens – du studio au manoir – que leurs propriétai­res louent à la journée pour des shootings divers, présentati­ons presse de marques et autres événements privés. Une mise à dispositio­n de notre intérieur qui est consentie parfois à notre insu, à une époque où la sédentarit­é est à ça d’être foutue à la porte. La hausse du prix du mètre carré, l’airbnbisat­ion des habitats, le co-living, la décroissan­ce mais aussi les sites de location de mobilier et même de vaisselle (!) nous poussent à aspirer à une vie plus nomade, sans attaches. « C'est pour ça que tous les intérieurs se ressemblen­t pour plaire au plus grand nombre, c’est aseptisé, et pour 90 %, c’est d’inspiratio­n scandinave, se désole notre designer anonyme. Tout est si… beige.»

“LA MISE EN SCÈNE D'INTÉRIEUR S'EST RÉVEILLÉE AVEC LES EXPOSITION­S UNIVERSELL­ES”

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MIMI THORISSON POUR ZARA HOME
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MAGASIN IKEA DE PARIS MADELEINE
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SLOFT MAGAZINE

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