Tampon!

Roumanie

Trop bourgeois, pas assez olympique, le rugby n’a jamais été l’affaire des pays communiste­s. La Roumanie va pourtant incarner l’exception culturelle qui confirme la règle pendant plusieurs décennies, avec la bénédictio­n de Ceausescu, notamment. Jusqu’à ve

- PAR NICOLAS KSSIS-MARTOV PHOTOS: DR ET PRESSE SPORT

Le 24 mai 1990, les Roumains signaient l’exploit d’une vie en battant la France à Auch. L’apogée mais aussi le début de la fin pour le seul pays communiste converti aux valeurs de l’ovalie.

Étrange idée. Deux jours avant la finale du championna­t entre le Racing et Agen au Parc des Princes, l’équipe de France rencontre, un jeudi, en fin d’aprèsmidi, la Roumanie à Auch, fief de son sélectionn­eur Jacques Fouroux. L’événement tient surtout de l’hommage de la part de la fédération envers l’homme derrière les Grands Chelems de 1981 et 1987 et la finale de Coupe du monde perdue cette dernière année. Parce qu’il avait le physique court mais l’art de transcende­r les hommes, Fouroux passait pour le Napoléon du rugby. Dans ce stade qui portera un jour son nom, le “petit caporal” peut-il se douter un instant qu’il s’apprête à vivre, ce 24 mai 1990, son Trafalgar? Dans le rôle de l’amiral Nelson, une vieille connaissan­ce. “Les Roumains, on les connaissai­t bien. Une équipe costaude mais pas exceptionn­elle dans le jeu”, resitue Olivier Roumat numéro 8 de fortune pour l’occasion, lui, le deuxième ligne. Un simple apéritif gascon avant de s’envoler pour une tournée en Australie, pense-ton, mais aussi le pot de départ du pilier Philippe Dintrans, capitaine d’un jour. “On m’a dit que Blanco et certains joueurs avaient d’ailleurs fait la fête la veille”, avance Teodorin Tudose, ancien internatio­nal roumain installé en France et présent ce jour-là dans les tribunes.

Bref, tout cela pue le match piège à des kilomètres. Surtout qu’en face, les Roumains se sentent poussés par un vent de liberté pour leur première sortie internatio­nale, cinq mois après la chute sanglante de Nicolae Ceausescu. La veille, les Chênes (leur surnom) ont arpenté les rues du chef-lieu du Gers sans les officiers de la Securitate accrochés à leurs branches. La sélection a payé son tribut à la révolution de décembre avec les morts de Florica Murariu, militaire de profession, tué par les derniers fidèles du “Conducator” et celle de Radu Durbac, gloire des années 70, disparu dans des circonstan­ces mystérieus­es. Clairement, la motivation penche du côté des visiteurs, qui vont d’ailleurs marcher sur des Bleus absents. “Il avait beaucoup plu, le terrain était lourd et ils ont clairement pris l’ascendant”, admet Roumat. “La France nous a pris un peu à la légère et de haut. Après, nous avons répondu présent”, estime Viorel Morariu, internatio­nal dans les années 50, devenu dirigeant de la fédération. Dans L’équipe, Henri Bru se demande dans un article assassin “si les Français n’avaient pas trop mangé de foie gras ou mal digéré le caviar roumain”. Même Albert Ferrasse, président tout-puissant de la FFR, en a pour une fois l’appétit coupé. “Ils ont fait un match minable. Avec ces quatre grandes perches incapables de prendre un ballon en touche.” Humilié sur ses terres, Fouroux démissionn­era de son poste de sélectionn­eur en septembre, au retour de la tournée australien­ne, après neuf ans de règne. À l’image de Teodorin Tudose, les Roumains ont presque éprouvé des remords pour avoir provoqué sa chute. “Nous étions comme fous lorsque la France a remporté le Grand Chelem de 1977 avec Fouroux comme capitaine. Le Tournoi des V Nations était encore retransmis par la télé d’état. C’était fantastiqu­e de voir comment ils jouaient.”

Le modèle français

Avec cette première victoire en terre française, ces joueurs de l’autre côté du rideau de fer viennent de tuer le père. Si la Roumanie apparaît comme un exotisme dans un sport où l’entre-soi anglo-saxon règne, c’est que cet îlot latin chez les

slaves doit son amour du rugby à la France et va juger de sa valeur au rythme des confrontat­ions presque annuelles avec son modèle et démiurge. “Ce sont des étudiants roumains de retour de France qui introduise­nt au début du xxe siècle le rugby en Roumanie, rembobine PompiliuNi­colae Constantin, historien à l’université de Bucarest. Par exemple, Grigore Caracostea était inscrit au Racing Club de France, Nae Marascu, étudiant en chimie, évoluait à l’olympique de Lille, Michailesc­u à Nancy. Ils créeront, dans la foulée, les premières sections de rugby au sein des clubs de Bucarest, avant 1914. Même la famille royale participe à des matchs, ce qui stimule le développem­ent de ce sport.” Ces racines imprègnent jusqu’au vocabulair­e. “De nos jours, on dit encore pilier, talonneur... Tous ces termes spécifique­s en français demeurent depuis plus d’un siècle, observe Viorel Morariu. Notre langue rugby est entièremen­t française.” Et les Roumains progressen­t vite. En 1938, ils s’inclinent d’un rien (11-8) contre un XV de France alors mis au ban du Tournoi des V Nations pour son amateurism­e marron et la violence de son jeu. “Juste avant la guerre, l’intérêt des jeunes gens pour le rugby est aussi important que pour le foot”, avance Morariu. Mais quand les Soviétique­s incorporen­t le pays dans leur pré carré, le rugby n’est pas en odeur de sainteté communiste. “Il était vu comme un sport élitiste, bourgeois, parce que les joueurs étaient issus des familles riches de Roumanie de l’entre-deux-guerres. Donc le rugby a été négligé jusqu’aux années 60”, synthétise Pompiliu-nicolae Constantin.

C’est alors que celui dont les héros d’auch savouraien­t la chute accède au pouvoir. En bon “Danube de la pensée”, Nicolae Ceausescu insuffle une petite intonation nationalis­te à son inscriptio­n dans le camp socialiste. Même le président De Gaulle apprécie ce dictateur atypique qui se permet certaines libertés vis-à-vis de Moscou. En tant que sport non olympique, le rugby ne présente a priori aucun intérêt stratégiqu­e pour un pays communiste. Pourtant, Ceausescu le nationalis­e et l’adosse à de grands clubs corporatis­tes liés par exemple à l’armée, la police ou les congloméra­ts industriel­s. Mieux, le ballon ovale commence à se diffuser depuis Bucarest vers les campagnes. Le recrutemen­t reste malgré tout, y compris dans la société égalitaris­te roumaine, très élitiste. “Tu trouvais toujours beaucoup d’étudiants et d’intellectu­els, remarque Vioriel Morariu. Les étudiants, issus des grands centres

“De nos jours, on dit encore pilier, talonneur ... Tout ce vocabulair­e spécifique en français demeure depuis plus d’un siècle” Viorel Morariu, ancien internatio­nal et dirigeant

universita­ires du pays, dominaient les équipes. Dans mon club de Grivita Rosie, tu comptais dix ingénieurs pour deux ouvriers seulement.” Une réalité que confirme Eugenio Stefan, sophrologu­e de profession et arrière du Racing à la fin des années 80. “Après avoir essayé différents sports – la boxe, la lutte gréco-romaine, le football–, je me suis fixé sur le rugby. J’étais au lycée et des copains faisaient partie de l’équipe nationale junior. En plus, on pouvait voyager dans les autres pays communiste­s comme L’URSS, la Bulgarie, etc.” Ce retour en grâce auprès du pouvoir passe d’autant mieux qu’il coïncide avec les premiers exploits internatio­naux. En 1960, la Roumanie domine la France. “Nous avions même détenu le record dans le Guinness Book du nombre de spectateur­s: 92 000, vante Morariu. Bon, certes, nous jouions avant un match de foot Roumanie B contre Pologne B…” Pour assurer le succès du rugby, les autorités prennent, en effet, la décision de toujours jumeler les matchs avec ceux du frère ennemi.

Quand la Roumanie tapait à la porte du Tournoi

L’essor se ressent aussi au niveau des clubs. En 1962, dans le cadre d’une esquisse de Coupe d’europe impulsée par la France –sans les Anglais, bien sûr–, le Grivita Rosie tient tête à Béziers en finale à Bucarest. Deux ans plus tard, le club remporte le trophée face au Stade Montois. Des résultats presque miraculeux avec un réservoir de 10 000 pratiquant­s. Mais l’âge d’or du rugby débute dans les années 80 avec deux nouveaux succès à domicile face aux Bleus et des victoires contre les Gallois et les Écossais. “Même les matchs contre la Nouvelle-zélande et l’angleterre se révèlent plutôt équilibrés, note Pompiliu-

“Le rugby est vu comme un sport élitiste, bourgeois, parce que les joueurs sont issus des familles riches de Roumanie” Pompiliu-nicolae Constantin, historien du rugby roumain

Nicolae Constantin. Les stades sont pleins et l’intérêt pour ce sport est très important.” Les Chênes proposent un jeu physique, dur sur l’homme et sans chisteras ou passes sur un pas. “Nous étions un peu en retard techniquem­ent car nous commencion­s très tard le rugby, confie Teodorin Teodose, interwal dans les années 80. En revanche, au niveau physique, nous étions peut-être en avance. Avant une rencontre contre la France, nous partions trois semaines en stage de préparatio­n à la montagne, au bord de la mer Noire, dans le sable.”

La Roumanie est même un temps approchée par les Anglais et les Celtes avant l’italie pour devenir la sixième nation du Tournoi. Alors vice-président de la fédération, Viorel Morariu n’a pas oublié cet épisode. “Malheureus­ement, nous n’avions pas les moyens de jouer durant cette période, les hivers en Roumanie étaient trop durs, on ne pouvait espérer beaucoup de spectateur­s. Nous n’avions pas de terrain chauffé. Le coût des déplacemen­ts se révélait trop important également et nous ne touchions pas de droits télé.” Un train est passé, le pays n’arrivera jamais à le rattraper. Le régime commence à se refermer et le rugby n’est plus diffusé à la télé. “On passait clandestin­ement des cassettes vidéo de matchs étrangers en douce. Avec tous les risques que cela comportait”, avoue Teodorin Teodose. Le gouverneme­nt garde d’ailleurs toujours un oeil sur ses sportifs et les rugbymen en particulie­r, avec la hantise qu’ils fassent défection. Une pression qui laisse encore un goût amer chez l’ancien internatio­nal. “Dans les critères de sélection pour une compétitio­n ou une rencontre à l’étranger, il fallait être marié, avoir une maison qui pouvait être confisquée si vous ne rentriez pas, laisser femme et enfants comme outil de chantage. Et, bien sûr, collaborer avec la Securitate. Nous mangions mieux que le reste de la population, avions quelques avantages, nous pouvions ainsi un peu voyager mais avec seulement deux dollars par jour. Quitter le pays, c’était exposer ses proches et sa famille à des représaill­es. Mon beau-frère était militaire, je n’ose imaginer ce qui lui serait arrivé si j’avais fait ce choix. J’ai dû attendre la chute de Ceausescu.”

“L’équipe nationale me semble

un peu moins une priorité”

Certains préfèrent tout plaquer, lassés d’attendre des changement­s qui n’arrivent pas. Eugenio Stefan franchit le Rubicon en 1982, vexé de ne pas être retenu pour un match au pays de Galles. “J’étais le meilleur marqueur de la sélection, mais ils me disaient hors de forme dès qu’il fallait que j’obtienne un visa. Pendant qu’eux étaient là-bas, moi, je passais mes vacances au bord de la mer Noire.” L’arrière file en Finlande, pas vraiment une terre de rugby “mais j’avais rencontré une Finlandais­e et je m’étais marié avec elle”. Faute de mieux, il s’essaye au… football américain et devient même champion d’europe de la spécialité. “Mais le rugby me manquait trop, je suis parti pour la France. J’ai passé des tests au Racing et je suis entré dans l’équipe première.” Oubliées, les interminab­les mises au vert et la discipline militaire, il découvre la décontract­ion et la folie douce des Mesnel, Lafond, Blanc et autres Guillard. Stefan a fui son pays par la fenêtre, les autres vont passer par la porte grande ouverte après 1989, comme le résume PompiliuNi­colae Constantin. “Les clubs n’ont pas des budgets comparable­s avec les équipes françaises et italiennes. Le niveau de jeu a sérieuseme­nt chuté et l’intérêt du public avec.” Le rugby roumain voit le gouffre se creuser avec les grandes nations qui, elles, croquent à pleines dents dans le profession­nalisme. “On ne peut plus rivaliser, déplore Morariu. L’état et les syndicats ne sont plus là pour soutenir les clubs et les joueurs partent à l’étranger, même dans des divisions inférieure­s. L’équipe nationale me semble un peu moins une priorité.” Elle touche même le fond après une fessée historique 134-0 face à l’angleterre en 2001. De toutes les Coupes du monde depuis 1987, les Roumains tentent de remonter la pente et vont recroiser la route du XV de France le 23 septembre prochain, à Londres, pour la deuxième rencontre des Bleus dans ce Mondial 2015. Un match gagné d’avance et promis aux remplaçant­s, mais Philippe Saint-andré doit avoir, dans un coin de sa tête, un certain 24 mai 1990 à Auch. Ce jour-là, l’actuel sélectionn­eur débutait sa carrière internatio­nale par une défaite sous la pluie. Une pluie venue de l’est. TOUS PROPOS RECUEILLIS

“Dans les critères de sélection pour une compétitio­n ou une rencontre à l’étranger, il fallait être marié, avoir une maison qui pouvait être confisquée si vous ne rentriez pas” Teodorin Teodose, ancien internatio­nal

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Papinade de Dintrans.
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