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Ils avaient promis de “faire régresser l’humanité de 30 siècles”. Ce 28 avril 1991, les Béglais de Bernard Laporte viennent à Mayol défier le RC Toulon sur ses terrains favoris: l’orgueil, la rudesse et, surtout, la violence. Si ce huitième de finale de c

- PAR LUC HAZOUME à TOULON AVEC ARNAUD LIÉVIN ET MATTHIEU ROSTAC PHOTOS: PRESSE SPORT

Le 28 avril 1991, Toulon reçoit Bègles et ses “Rapetous” pour ce qui va devenir l’un des matchs les plus violents du rugby français. Vingt-quatre ans après, les principaux protagonis­tes se confessent enfin.

➩“Moscato, enculé!” Un cri déchire l’après-midi. La voix surexcitée, aiguë, l’homme est au bord de la crise de nerfs. Aussitôt, les rires éclatent. Vincent Moscato serre les dents et joue des maxillaire­s, le menton haut et l’oeil noir. Onze mille personnes, massées dans les tribunes du stade Mayol à Toulon, rendent hommage à un dirigeant disparu. Minute de silence à la varoise: les murmures des spectateur­s, la rumeur du stade, le hurlement du mistral. Une voix plus grave dégringole des tribunes. “Moscato, va niquer ta mère!” Éric Champ, légende du Rugby Club toulonnais, capitaine exemplaire, avance d’un pas du haut de son presque double mètre. Coiffé de boucles poivre et sel, les arcades tombantes, il se rapproche de la ligne médiane et des joueurs du Club athlétique Bordeaux-bègles Gironde. Ici même, il y a quelques mois, à la tête d’une sélection de la région PACA, il a terrassé les All Blacks. D’ailleurs, personne n’est venu gagner à Mayol depuis un siècle au moins. Entre les deux équipes, un petit homme en violet, l’arbitre, Jean-claude Doulcet, surveille sa montre, nerveux. La voix de crécelle reprend “Moscato…” puis s’interrompt, cherche ses mots et conclut par un “enculé de pédé, va!” Bernard Laporte, capitaine des Béglais, mâche son chewing-gum la bouche ouverte, impassible, un lourd ballon en cuir Wallaby sous le bras. À ses côtés, “les Rapetous”, surnom donné à la triplette Vincent Moscato/philippe Gimbert/serge Simon. Physiques d’haltérophi­les, mâchoires carrées, bien dégagés autour des oreilles, cheveux ras sur le dessus, gueules de légionnair­es, ils ont martyrisé toutes les premières lignes du pays. En face, la troisième ligne toulonnais­e encadre Champ. Thierry Louvet a.k.a l’indien de la rade, belle gueule, cheveux longs mouillés et tirés en arrière, sourit à ses adversaire­s comme un tortionnai­re qui se régale d’avance. Léon Loppy, chevilles de danseuse étoile, les poings comme une paire de boules de pétanque, trépigne d’impatience. De guerre lasse, Doulcet rabote cette minute de silence devenue trop bruyante ; Daniel Herrero, entraîneur du RCT, approuve ses garçons d’un clin d’oeil appuyé ; Mayol explose de joie et entonne son “Tou-lon, Tou-lon, Tou-lon”.

Coup d’envoi. Christophe Deylaud, l’ouvreur du RCT le frappe très haut, très loin, dans les tribunes. “Ça, je ne l’ai pas vu venir, se souvient Serge Simon. Les Toulonnais étaient déjà au centre du terrain. Ils voulaient commencer le match par une mêlée. Par ce qui aurait ressemblé de loin à une mêlée.” L’arbitre l’ordonne à contrecoeu­r. “Je me mets au milieu, se rappelle Doulcet, et au moment où le ballon arrive, je me déplace. Là, Serge Simon m’attrape le short et le tire vers le bas.” Pénalité pour Toulon, trois points de l’arrière Thierry Ruet et le contentieu­x n’est toujours pas vidé. Après la mêlée suivante, le deuxième ligne bleu et blanc André Berthozat sèche Deylaud à retardemen­t. Aucune réaction, l’ambiance vire irrespirab­le. Puis, vient la délivrance: Marc Geneste, l’arrière bordelais, lève une chandelle. Une chandelle est censée éclairer le jeu ; là, c’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Ouverture de la boîte de Pandore. Et ce diable de Sébastien Conchy en sort pour allonger Champ d’une droite. La bagarre générale débute, elle va durer 79 minutes.

“Secouer le Diable à Mayol”

Ce n’était, au départ, qu’un huitième de finale aller du championna­t de France, ce dimanche 28 avril 1991. Les Béglais, jeunots à grande gueule, sortent d’une saison

“Il aurait pu y avoir des blessés très graves car il y a plein de coups de pied dans la tête dans tous les sens” David Jaubert, ailier de Toulon

exemplaire et avancent en favoris pour toucher le Brennus. Leur secret: “la tortue”, une négation totale du jeu, une mêlée permanente. Serrés, épaule contre épaule, les avants forment une masse dense et impénétrab­le qui avance vers l’en-but. Face à eux, des Toulonnais qualifiés de justesse et que l’on annonce en fin de cycle. Deux trajectoir­es qui se croisent sur une même thématique, celle du combat, ce que la presse de l’époque appelle pudiquemen­t “le jeu dur”. Et puis, il s’agit du dernier match de Daniel Herrero sur le banc toulonnais après huit ans de service. Bon joueur, il accueille le pack du CABBG comme “un beau challenge” quand son homologue, Yves Appriou, se propose d’aller “secouer le Diable à Mayol”. Des déclaratio­ns colportées par le bouche-à-oreille, jamais attestées, jamais revendiqué­es –mais on ne prête qu’aux forts en gueule– sont attribuées à Vincent Moscato et Bernard Laporte: “On va faire régresser l’humanité de 30 siècles”, “On descend à Mayol pour les châtier.” Tout juste de quoi donner un surplus de motivation à Thierry Louvet: “Quand je lis ça, je me dis: ‘Putain c’est bon ça!’ On a vécu toutes ces déclaratio­ns comme un manque de respect.”

Ce dimanche-là, les Béglais bénéficien­t d’un accueil spécial: une foule hostile envahit le parvis de Mayol et leur laisse un couloir large de moins d’un mètre, où ils passent tête basse et visage fermé. “Alors qu’on récupère nos sacs au bus, il y a quatre, cinq joueurs de Toulon qui sortent du café d’en face, rembobine Simon. Ils

“Les Toulonnais voulaient commencer le match par une mêlée. Par ce qui aurait ressemblé de loin à une mêlée” Serge Simon, pilier de Bordeaux-bègles

traversent la rue et passent parmi nous avec des regards de furieux, en bousculant quelques mecs au passage. Si tu te laisses prendre, ça peut te bousiller.” Simple mise en bouche locale. Les trois-quarts, désireux de se dégourdir les jambes, tentent une sortie sur le terrain sous la conduite de Christophe Reigt. “On est rentrés assez vite. Les mecs nous balançaien­t des trucs, des boulons depuis les tribunes”, exhume l’ouvreur. Retour aux vestiaires sous les crachats, puis Bernard Laporte est appelé pour le toss avec Éric Champ. “Là, je comprends qu’il va se passer quelque chose de pas ordinaire, comme un raz de marée. Durant plusieurs minutes, Éric me fixe de son regard noir, impavide. Aucune trace d’amour dans ses yeux!”

L’oeuf de Pâques de Raibaut

Dans le couloir qui mène à la pelouse, les regards se défient et les menaces fusent à voix basse. Avant d’entrer dans la lumière, Champ se baisse. Simon connaît déjà le film. “Il gardait le lacet défait et faisait mine de le refaire au dernier moment. Alors, l’équipe adverse se retrouvait au milieu du terrain et prenait une minute, deux minutes de ‘ Tou-lon, Tou-lon’. Ça pouvait ébranler les intestins et, les 20 premières minutes, les gars ne voyaient pas le jour.” Scène surréalist­e, l’arbitre demande aux visiteurs d’avancer. Refus. Serge Simon prétend alors craindre que Champ se fasse mal en marchant sur son lacet. En ce temps où les entrées se font au grand galop, les deux équipes arrivent d’un pas de sénateur. Suit la minute de silence, la première chandelle... Alors, chaque mêlée sera l’occasion d’un règlement de comptes, chaque regroupeme­nt une guérilla où les belligéran­ts arrivent lancés comme des obus, le front ou les genoux en avant. Le public rugit de bonheur et en redemande. “Il y avait des gens qui pleuraient dans les tribunes tellement c’était intense et violent, exagère à peine Jean-jacques Gay, alors junior au RCT et simple spectateur. C’étaient les jeux du cirque, il ne manquait plus que les lions. C’était la guerre sur le terrain, l’apocalypse.”

Au milieu de ce torrent de violence, Jean-claude Doulcet paye de sa personne pour empêcher le pire. “Je n’avais jamais bousculé des joueurs comme je les ai bousculés. Mais aucun ne s’est rebiffé vis-à-vis de moi. Ce n’était pas moi le sujet. C’étaient eux qui voulaient marquer leur territoire.” Même dans le jeu courant, personne n’est à l’abri d’un méchant plaquage ou d’un croc-en-jambe. Et le rugby? Hors sujet. En dehors d’une percée rageuse de Léon Loppy, rien ou presque. Les 30 acteurs n’usent pas leurs mains à manier le cuir, les deux ouvreurs Deylaud et Reigt donnent des grands coups de pompe dedans. Mieux vaut ne pas rester au sol trop longtemps. André Berthozat reçoit l’aide du soigneur quand Yvan Roux écarte ce dernier pour en remettre une à son vis-à-vis béglais. “Dans ce rugby des années 90, il n’y avait pas de lois, relativise l’agresseur. On se prenait des taquets. On mettait des taquets. C’était la règle.” Avec le recul et la sagesse, l’ailier David Jaubert admet “qu’il aurait pu y avoir des blessés très graves car

“Il y avait des gens qui pleuraient dans les tribunes tellement c’était intense et violent” Jean-jacques Gay, junior à Toulon et présent au match

il y a eu plein de coups de pied dans la tête dans tous les sens”. Dans un regroupeme­nt, Thierry Louvet se fait marcher dessus, ressort avec le visage en sang et attrape le premier maillot adverse pour s’essuyer. Champ a coincé Moscato et lui enturbanne la tête dans le maillot pour mieux s’acharner dessus. Deylaud synthétise l’état d’esprit des siens: “On se défendait comme si on nous avait volé quelque chose.”

À la mi-temps, les locaux virent en tête (12-6). L’époque est encore à la courte pause citron au milieu du terrain. Entre les deux ambiances, la différence est saisissant­e. Coté toulonnais, les loups se muent en agneaux: en cercle, un genou à terre, silencieux, ils écoutent Daniel Herrero. Bandeau rouge dans les cheveux, barbe au vent, le gourou varois arbore un ensemble jogging en lycra écarlate et noir. Ses premières paroles sonnent comme une bénédictio­n: “Le plan de jeu, il est bon. Continuez.” En face, les assaillant­s se tiennent debout, dispersés en petits groupes. Yves Appriou semble absent. Seul Bernard Laporte parle, argumente, exalte. “Bernard était le plus mauvais demi de mêlée de toute l’histoire du rugby français, taquine son ami Serge Simon. Il ne savait pas faire une passe, ma fille de 7 ans a un meilleur coup de pied. En revanche, il avait déjà la vision du jeu, ce talent extraordin­aire de meneur d’hommes. Sa force, c’est l’attachemen­t qu’il déclenche.” Et de l’attachemen­t, il en faut pour résister à la furia rouge et noire. Parfois dans un état second comme André Berthozat. “À un moment, je regarde le tableau d’affichage: 6-3. Et quand je me réveille, il y a 15-9 et on est déjà en deuxième mi-temps. Le reste, je l’ai oublié.” Les esprits s’échauffent jusque sur le banc. Christian Delage, ouvreur surnumérai­re des Bordelais, crache au visage de dirigeants toulonnais. Entré à la place de Jean-michel Casalini au talonnage, Jean-louis Raibaut a la mauvaise d’idée d’infiltrer un groupé pénétrant girondin par le côté. “Il est tombé chez nous et il en est ressorti ouvert comme un livre”, en sourit encore le flanker Michel Courtiols. Verdict: mâchoire fracturée. Raibaut reviendra avec, autour du crâne, un bandage en forme d’oeuf de Pâques. Les représaill­es sont immédiates et le Béglais Philippe Gimbert sort sur K- O –“carreau”, dirait-on dans ce pays de pétanque. Pour Léon Loppy, cette violence n’est que le produit de l’époque. “Ça faisait partie du jeu. D’ailleurs, pour moi, GrenobleTo­ulon en 1989, c’était beaucoup plus violent.”

“Allez, on vous attend,

les filles”

Toulon l’emporte 18 à 9, l’honneur est sauf. À la suite du rapport de Jean-claude Doulcet, trois joueurs sont suspendus: Ivan Roux pour le RCT, Max Boucher et Philippe Gimbert pour le CABBG. Pour le match retour au stade Musard, une compagnie de CRS est dépêchée, la fédération choisit un arbitre connu pour sa dureté, son président Albert Ferrasse menace de sanctionne­r sévèrement tout débordemen­t. Juste avant le coup d’envoi, Éric Champ tape à la porte du vestiaire de ses hôtes. “Allez, on vous attend, les filles.” Laporte et les siens l’emportent 22-6 et éliminent le RCT. Un mois plus tard, au Parc des Princes, ils dominent Toulouse en finale. L’année suivante, c’est Éric Champ, en tenue de ville, qui soulève le Bouclier après une finale gagnée contre le Biarritz de Serge Blanco. Depuis, la légende s’est emparée de ce 28 avril 1991. Le seul témoignage qu’il en reste, une mauvaise vidéo captée au ras de la pelouse, totalise plusieurs centaines de milliers de vues sur Internet. Comme un témoignage du rugby d’avant pour la génération Youtube. Vingt-quatre ans après, il reste ce respect d’anciens combattant­s entre ces différents protagonis­tes. “Les mecs en face ont été à la hauteur de leur parole, salue Roux. Et moi, ça me plaît. Je préfère un bon boxeur en face de moi plutôt qu’un mec qui me fout un taquet et qui part en courant.” Autres temps, autres moeurs, mais Vincent Moscato assume tout. “La mode voudrait que je regrette la violence, mais je m’en fous! J’étais heureux, je donnais des coups, j’en prenais. Si c’était à recommence­r, j’irais les deux pieds en premier.” TOUS PROPOS RECUEILLIS

“Je regarde le tableau d’affichage: 6-3. Et quand je me réveille, il y a 15-9 et on est déjà en deuxième mi-temps. Le reste, je l’ai oublié” André Berthozat, deuxième ligne de Bordeaux-bègles

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Une autre façon d’écraser sa clope.
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Quatre garçons pleins d’avenir.
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Chaise et porteurs.
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