Tampon!

Mathieu Bastareaud

Dyslexie, insomnies, boulimie, dépression et tentative de suicide. Avant d’être le trois-quarts le plus puissant de la planète, Mathieu Bastareaud, qui s’apprête à disputer sa première Coupe du monde avec le XV de France, est un homme aussi torturé qu’att

- PAR ANTOINE MESTRES, QUENTIN MOYNET ET MATTHIEU PÉCOT PHOTOS: RENAUD BOUCHEZ POUR TAMPON! ET ICONSPORT

Derrière un physique de gros nounours tatoué, le bulldozer de l’équipe de France cache un coeur tendre et une âme tourmentée. Rencontre avec un homme attachant qui cherche le sommeil et un sens à sa vie.

Étampes, départemen­t de l’essonne, un lundi 3 août 2015 comme un autre. Dans ce 91 qui l’a vu grandir, Mathieu Bastareaud pleure de douleur et est à deux doigts de se les mettre au fond de la gorge pour s’aider à vomir. Une rechute? Tout le contraire: en plein stage avec l’équipe de France pour préparer la Coupe du monde en Angleterre de cet automne, le troisquart­s centre participe avec appétit à une activité GIGN censée fédérer le groupe. Au menu: une mission commando où les hommes de Philippe Saint-andré doivent sauver un otage fictif dans une grotte plongée dans le noir et parfumée au gaz lacrymogèn­e. À cette épreuve, le Toulonnais aura la même réaction physique que le commun des 35 autres mortels présélecti­onnés par PSA. Car aujourd’hui, Bastareaud sait se fondre dans la masse ou, du moins, faire semblant. Il a toutefois retenu une leçon par coeur: le XV de France ne sera jamais sa deuxième famille, pas plus que sa troisième. La faute à une soirée arrosée qui a mal tourné, en juin 2009, en Nouvelle-zélande, et qu’il est condamné à traîner comme son boulet depuis.

“C’est une connerie de jeunesse, confesse-t-il. Dans ma tête, je me suis dit: ‘Le nombre de fois où j’ai vu des bagarres rue de la Soif... Je vais raconter que je me suis fait agresser dans la rue et ça va passer tout seul.’ Quand je me suis retrouvé au téléphone avec le chef de la police de Wellington, Peter Cowan là, c’est totalement parti en couilles…” La suite de la tournée néo-zélandaise du joueur de 20 ans, amoché à l’oeil, a été déroulée des dizaines de fois. La fédération néo-zélandaise condamne l’agression, la police locale mène l’enquête, une caméra de l’hôtel prouve que le joueur n’a pas été assailli dans la rue comme il l’a prétendu, scandale d’état, Bastareaud explique être en fait tombé sur sa table de nuit, le Premier ministre François Fillon présente ses excuses à son homologue John Key, des rumeurs de bagarre avec des coéquipier­s font surface, les communiqué­s de presse s’enchaînent en même temps que les démentis, puis le black-out, la dépression et une tentative de suicide. Mais pourquoi donc Mathieu Bastareaud s’est-il empêtré dans

“Dans ma tête, je me suis dit: ‘Le nombre de fois où j’ai vu des bagarres rue de la Soif... Je vais raconter que je me suis fait agresser dans la rue et ça va passer tout seul’” Mathieu Bastareaud, à propos de sa fausse agression à Wellington

le mensonge? Six ans plus tard, Émile Ntamack, adjoint du sélectionn­eur Marc Lièvremont à l’époque, paraît toujours aussi désabusé: “Tout est allé très vite. Nous, sur le coup, on a été extrêmemen­t déçus. Des gars comme Alexis Palisson et Cédric Heymans sont restés avec lui toute la nuit où c’est arrivé, l’ont soutenu. Mais les versions changeaien­t tout le temps. Il s’est foutu de la gueule de tout le monde et nous a mis dans la merde. Après, qui n’a pas fait de connerie dans sa jeunesse? Je vais vous dire, aujourd’hui encore, je ne sais même pas ce qui s’est passé.” Joueurs et membres du staff hébergés à l’hôtel Holiday Inn cette nuit-là ne se sont jamais fatigués à débiter autre chose que cette version de la table de nuit. Loin de cette vérité officielle, Patrick Boullet, éducateur de Bastareaud à Créteil pendant une dizaine d’années, endosse le costume d’avocat de l’accusé. “Mathieu était célibatair­e, seul, jeune, dans un groupe avec des mecs mariés. Il y avait peut-être des choses à passer sous silence, laisse-t-il entendre. Des joueurs plus intouchabl­es…”

“La vie m’a niqué!”

Une semaine plus tard, le tourbillon médiatique pousse le Guadeloupé­en d’origine à bout. “Un soir, j’étais dans ma chambre, devant l’ordinateur. En surfant sur Internet, je suis tombé sur une page où l’on se défoulait sur moi. Pas un article mais des commentair­es anonymes. J’y ai lu les pires horreurs. C’était d’une telle violence… D’un coup, c’en était trop. J’ai eu envie de partir. De dire stop, c’est fini. Alors, je me suis dirigé d’un pas décidé vers la cuisine. J’ai saisi un grand couteau et je me suis tranché les veines”, révèle-t-il dans sa biographie officielle sortie en juin. Arnaud Ramsay, qui l’a accompagné dans l’écriture, admet que la confession est sortie de la bouche de son interlocut­eur “au bout d’une trentaine d’heures d’entretien, lors d’un des derniers rendez-vous”, juste avant que l’auteur ne rende son travail à l’éditeur.

À l’hôpital, Mathieu Blin est le premier coéquipier à passer voir l’autre Mathieu B. “avant qu’il n’entre en maison de repos. Il avait simplement besoin de soutien. On était tous très choqués.” Après avoir envisagé l’irréparabl­e, Bastareaud songe à plaquer sa carrière. Mais Dania, sa maman, trouve les mots pour l’en dissuader. “Il m’a dit: ‘Je crois que je vais arrêter le rugby, je vais prendre une année sabbatique.’ Je lui ai dit: ‘Non! Tu crois que si tu t’arrêtes, tu vas pouvoir repartir comme ça? C’est pas une chose à faire.’ Je l’ai bien encouragé, bien boosté.” Lors de la reprise, tout le monde est aux petits soins avec le survivant. “J’allais le voir, je le forçais à venir manger un morceau ou boire un verre, resitue Rabah Slimani. Il refusait et quand on le connaît, on sait que ce n’est pas une réaction normale.” Le pilier francilien dit vrai. Depuis tout petit, Mathieu entretient une relation amoureuse avec la nourriture. “Il a un bon coup de fourchette”, valide Jérôme Fillol, ancien partenaire au Stade Français et proprio du Mil’a, bar à tapas du Ier arrondisse­ment de la capitale. Le QG de Basta se trouve à un kilomètre de là, au Sous Bock, où l’on propose la “Basta Pinte”, un grand verre d’un litre de bière. Avec ses potes, il y vient aussi pour déguster une entrecôte ou une côte de boeuf sans transiger sur la cuisson: saignante. Dans un monde idéal, Mathieu mangerait sans être jugé. Mais ce monde n’existe pas. “Toute ma vie, on m’a mis au régime. Je n’ai pas le même métabolism­e que tout le monde. Si je bouffe de la merde pendant une semaine, je peux prendre dix kilos. La vie m’a niqué! J’ai toujours dû faire attention. À un moment, on ne parlait que de ça. J’avais envie de dire: ‘Mais qu’est-ce que ça peut te foutre?’”

À la fin de l’adolescenc­e, joueur à Massy et au pôle France à Marcoussis, Mathieu Bastareaud est boulimique. Tous les week-ends passés auprès de sa maman à goûter son colombo de poulet et ses dombrés (haricots rouges créoles) se terminent par le même rituel: il se fait vomir en pensant à la pesée qui pointe son nez. Et quand ce n’est plus la boulimie, il y a cette addiction à la junk food. Aujourd’hui, Mathieu doit vivre avec ses 120 kilos et une étiquette collante d’adepte des menus XXL. Soulé, ami d’enfance, vole à son secours. “Quand on va au Mcdo, moi je prends mon menu normal, lui juste un milkshake vanille”, assure l’employé de banque. Héritage d’une grand-mère paternelle bien charpentée, la silhouette du garçon, joueur hybride et intrigant dont il est difficile de parler sans réveiller des clichés, sert autant d’argument à la presse pour expliquer une mauvaise performanc­e qu’une victoire. Triple champion d’europe en titre avec le RC Toulon, Mathieu Bastareaud pourrait se boucher les oreilles et être sûr de sa force. Mais non, il baisse les yeux et doute. Il sera toujours question de souffrance avec ce grand sensible. Et les regrets peuvent surgir à n’importe quel moment. “J’aurais dû prendre une bière, déplore-t-il en voyant débarquer son Coca. Ça va, il y aura d’autres tournées.” Arrivé quelques minutes plus tôt au Sous Bock, casquette sur la tête, capuche sur la casquette et ciel gris sur la capuche, le Cristolien a le regard triste et distrait. “Je ne suis pas un grand souriant, s’excuse-t-il. Quand tu vois un mec dans son coin, son attitude peut être mal interprété­e. C’est mon problème. Ce que je peux dégager ne reflète pas forcément ce que je pense ou qui je suis. Je ne me force à rien. Là, par exemple, si ça me fait chier, je me lève et je me barre. Je m’assume”, sourit-il en coin. Voilà qui est clair.

La rencontre de la banlieue

et du rugby cassoulet

Depuis qu’il a rejoint le Var en 2011, Mathieu Bastareaud confie toutefois avoir trouvé un peu de sérénité et de légèreté. Une vie de proximité et d’habitudes. Tous les jours, il rejoint le centre d’entraîneme­nt du RCT à Berg en scooter, puis arpente seul les plages du Mourillon. Le permis B et la vie de couple viendront plus tard. “J’avais une copine mais je suis célibatair­e depuis peu. Je suis un gros consommate­ur. Je profite. J’ai fait le calendrier des Dieux du Stade. J’ai fait rêver les gonzesses”, rigole-t-il en baissant la tête. Si le garçon se donne parfois des faux airs de Tanguy

“J’allais le voir, je le forçais à venir manger un morceau ou boire un verre. Il refusait et quand on le connaît, on sait que ce n’est pas une réaction normale” Rabah Slimani, ancien coéquipier au Stade Français

foutraque, son appartemen­t où rien ne dépasse ramène vite à ses démons intérieurs. Magazines, télécomman­des, yaourts dans le frigo, tout doit y être aligné. “J’essaye d’être moins dépendant de mes émotions, mais j’ai plein de TOC. Là, par exemple, il y a des trucs qui me choquent sur la table. C’est pas aligné et ça m’énerve. J’ai besoin de me rassurer comme je peux parce que je suis vite inquiet. En ce moment, j’ai un rétroproje­cteur chez moi. L’image n’est jamais droite. Ça m’agace tellement que je n’arrive pas à regarder un film jusqu’au bout. Je coupe et je passe à autre chose. Je compte vite le vendre, d’ailleurs.” Sur son rétro de travers, il aura regardé peu de rugby. “J’en bouffe déjà tous les jours... À part les gros matchs internatio­naux ou le Super 15, ça ne m’intéresse plus.” Loin du gamin qui passait des heures à raconter ses matchs à sa mère. “Chaque fois qu’il finissait un match, il fallait qu’il me téléphone et qu’il me demande: ‘Alors maman, t’en as pensé quoi? Comment tu m’as trouvé? Est-ce que j’ai bien joué?’ Il se confiait beaucoup”, se souvient Dania. Pourquoi ce désamour? Encore cette foutue nuit en Nouvelle-zélande? Évidemment. “Après, il a fait une dépression très sévère, très longue, il est devenu paranoïaqu­e, agoraphobe, confie Faïsal Arrami, son coach mental depuis janvier. Il s’est mis à détester le rugby. C’est quelqu’un d’ultrasensi­ble.” Le genre à se braquer et quitter un entraîneme­nt si un mot lui déplaît. “Il était parti bouder avant notre quart de H-cup contre le Stade Toulousain parce que Mathieu Blin l’avait chambré sur un nom de combinaiso­n. Il était capable de ça, Doudou, sourit Jacques Delmas, son entraîneur à Paris en 2010 qui l’a retrouvé au RCT. Mais ça ne durait jamais longtemps. Il fallait simplement trouver les mots justes et il revenait vite.”

Depuis la nuit d’ivresse de Wellington, le centre internatio­nal s’est fait une religion sur ce drôle de milieu. “J’ai compris que le petit monde du rugby n’était pas vraiment la grande famille décrite. Quand tout va bien, quand t’es en haut, t’as beaucoup d’amis. Mais quand tu tombes... Des personnes qui se disaient mes amis ont dit: ‘ Ça ne m’étonne pas, vu où il a grandi.’ Je me suis rendu compte qu’il y avait beaucoup de personnes qui voulaient me voir tomber.” Mathieu n’a jamais digéré que des journalist­es établissen­t un lien de cause à effet entre la

“Après, il a fait une dépression très sévère, très longue, il est devenu paranoïaqu­e, agoraphobe. Il s’est mis à détester le rugby. C’est quelqu’un d’ultrasensi­ble” Faïsal Arrami, son coach mental

Nouvelle-zélande et son vécu de mec de cité du Vieillet, à Quincy-sous-sénart, à 25 kilomètres au sud-est de Paris. Son profil de banlieusar­d a beau détonner dans le rugby cassoulet devenu celui des communican­ts pour banques et assurances, le Francilien ne s’est jamais servi de ses origines sociales comme fonds de commerce. “C’est un quartier, il y a des immeubles… Quand j’entends ou lis des choses, j’ai l’impression que c’était le Bronx. Ça me fait rire”, soufflet-il. Rabah Slimani, enfant de Sarcelles, acquiesce: “C’est fatigant d’être résumé à ses origines. Que ce soit Mathieu ou moi, on n’a pas droit à un article qui ne rappelle pas qu’on est issus de la banlieue. Est-ce que quand quelqu’un vient de la campagne, on s’en sert pour expliquer chacun de ses faits et gestes?”

Vodka, Red Bull et Bernard Laporte

Quand on chute, qu’on perd la foi en soi et les autres, à quoi tient finalement un destin? À l’instinct et quelques bonnes rencontres. La saison 2010/2011 est, de l’aveu de tous ses proches, la pire de la carrière de Mathieu Bastareaud. Le nouveau coach australien du Stade Français, Michael Cheika, pratique un management anglo-saxon, froid et distant. Évidemment, la relation entre les deux hommes ne dure pas bien longtemps. “Mathieu, il faut prendre le temps de le comprendre. Je ne crois pas que Cheika ait essayé”, se remémore son ancien coéquipier Pierre Rabadan. L’équipe va mal, et son internatio­nal n’a besoin de personne pour savoir qu’il est “très mauvais. Si je faisais un match de merde, je jouais quand même le suivant parce qu’il n’y avait pas de concurrenc­e. Alors, inconsciem­ment, j’ai lâché.” Y compris l’équipe de France, qu’il avait pourtant retrouvée lors du Tournoi des VI Nations 2010 avec un doublé contre l’écosse lors d’un match plein de ressentime­nt. “Je n’avais pas la bonne mentalité. J’avais la haine. Le premier essai, heureuseme­nt que je me mords la langue, sinon il y aurait eu un deuxième incident diplomatiq­ue. J’avais la rage. Je me mentais à moi-même. J’espérais m’installer dans cette équipe mais j’étais déjà sur la mauvaise pente.” Surtout, ses ex-coéquipier­s de Massy et des espoirs du Stade Français sont encore étudiants. Résultat: Mathieu Bastareaud disparaît lentement des entraîneme­nts et passe sa vie à picoler avec eux des vodka-red Bull au café Oz à Grands-boulevards, au Milliardai­re ou au Queen. “Ça m’a niqué, ça. J’avais conscience que ce qui m’arrivait était exceptionn­el, mais pour me sentir normal, je préférais traîner avec ceux de mon âge. C’était naturel. C’étaient mes potes. Sauf qu’eux jouaient en espoirs. Moi, j’avais une vie profession­nelle. Paris, c’est petit. On a commencé à me faire une réputation...” Rapidement, Mathieu sent que son avenir est ailleurs et se trouve une nouvelle lubie: Toulon, où on lui promet une aventure humaine et sportive hors norme. Dans un microcosme où les infos circulent encore plus vite? Peu importe. “Je suis un affectif. Quand il y a une histoire forte, je me sens épanoui, je sentais qu’il fallait vraiment que j’aille à Toulon. Pourquoi? Je ne saurais pas l’expliquer”, avance-t-il. À l’été 2011, Bernard Laporte, qui cherche avec Max Guazzini un repreneur pour un Stade Français au bord du dépôt de bilan, s’y oppose formelleme­nt. Pas Thomas Savare, le repreneur du club, qui comprend vite que l’envie du joueur de partir est trop forte. Début juillet, Mathieu Bastareaud rejoint Mourad Boudjellal et sa clique provençale formée des meilleurs joueurs du monde. Quelques mois plus tard, Philippe Saint-andré est nommé sélectionn­eur et Laporte débarque à Mayol à la surprise générale, quatre ans après avoir pris sa retraite d’entraîneur. Un nouveau pari réussi pour Boudjellal. “Bernie le dingue” remet doucement le tourmenté en selle, l’installe au centre de son attaque entre Jonny Wilkinson et Matt Giteau et le replace sur la carte des centres bankable de l’équipe de France, qu’il réintègrer­a à l’occasion du Tournoi 2013. Peutêtre parce que Mathieu cherche de l’amour, de la passion et un guide et que Laporte n’a jamais été que ça de toute sa vie. Peut-être aussi parce que leur première rencontre s’était soldée par un lapin. C’était en 2007. Mathieu, 18 ans, exhibait ses dreadlocks en Fédérale 1 à Massy et le Laporte sélectionn­eur voulait l’emmener en tournée en NouvelleZé­lande. “À cette époque, je le voyais à Marcoussis tous les jours, je savais qu’il était complèteme­nt prêt. Dans sa tête, il était aussi bien armé pour jouer ce type de match que les joueurs qui étaient déjà dans le groupe. Je ne l’aurais pas grillé, mais j’avais l’intention de le mettre en face des All Blacks pour accélérer un peu plus sa progressio­n.” Lors du dernier match de l’année à Lannemezan, Mathieu se blesse et loupe le voyage en Océanie. Ce n’est que partie remise. Aujourd’hui, le duo est une affaire qui tourne. Le secret de la relation? “Mathieu n’est pas quelqu’un de si complexe. Il a besoin d’affectif, il a besoin qu’on l’aime. Moi, j’aime lui dire qu’il est unique, ce qui est vrai”, révèle l’ancien secrétaire d’état chargé des Sports.

Un divorce et des papas

À y regarder de près, Mathieu Bastareaud a toujours cherché une seconde figure paternelle. La première n’est pas très bavarde. Chef de trafic dans une société de livraison de colis, Jacques Bastareaud connaît peu le rugby. Lorsqu’il se déplace dans un stade pour voir son fils, il reste discret, dans un coin, sans jamais rien dire. Au moment où Mathieu lui annonce qu’il est sélectionn­é avec les moins de 18 ans nationaux pour une tournée en Afrique du Sud, Jacques marmonne quelques mots de félicitati­ons, scotché au canapé. Le jour où il lui propose de le prendre à charge parce que ses premiers gros salaires le lui permettent, Jacques refuse. “C’est un père à l’ancienne, décrit Faïsal Arrami. Un Antillais, avec l’orgueil qui va avec, qui est très fier de son fils mais n’arrive pas à exprimer ses sentiments. Sans doute parce qu’il perçoit cette démarche comme une faiblesse. C’est troublant pour un ado. D’autant qu’un fils est constammen­t dans l’imitation.” D’ailleurs, au regard de quelques branches de son arbre généalogiq­ue, “Bastarocke­t” aurait pu bifurquer vers le foot. Son cousin germain s’appelle William Gallas, champion d’angleterre avec Chelsea et finaliste de la Coupe du monde 2006. Mais surtout, son père, Jacques donc, a joué en Guadeloupe avec Marius Trésor. Au début des années 70, il ne passe pas loin d’un contrat pro mais ses essais à Saint-étienne et Ajaccio ne donnent rien. Sa carrière en D3 au Havre ne s’éternise pas. “Il s’est chibré le genou”, détaille son fils, qui héritera plus du caractère silencieux du paternel que de ses pieds. Mathieu Bastareaud entretient en revanche une relation fusionnell­e avec sa mère avec qui il a passé l’essentiel de son temps enfant après le divorce des parents. Il avait 3 ans au moment de la séparation et n’en a jamais fait un drame. “Ça ne m’a pas plus marqué que ça”, expédie-t-il.

Un matin, alors que Mathieu a 5 ans, Patrick Boullet, entraîneur des mini-poussins de l’entente Créteil-choisy, passe le récupérer à La Poste, où sa femme bosse avec Dania. Il l’amène à l’entraîneme­nt avec pour premier objectif de briser cette timidité déjà flagrante. “Il avait peur quand je l’ai présenté à l’équipe. Il était très introverti, ne disait rien”, se souvient l’éducateur. “À cet âge-là, j’étais déjà un grand solitaire, avoue Bastareaud. Mais là, pour la première fois, j’ai découvert qu’il était facile de se faire des amis au rugby. C’est cette ambiance bande de potes que

“Mathieu n’est pas quelqu’un de si complexe. Il a besoin d’affectif, il a besoin qu’on l’aime. Moi, j’aime lui dire qu’il est unique, ce qui est vrai” Bernard Laporte, son manager à Toulon

j’aimais plus que tout.” Et l’occasion de s’évader de l’école où il n’est pas l’élève le plus heureux. “Il était dyslexique, confie sa mère. Il a été suivi par un orthophoni­ste. Il en a peut-être un peu souffert quand il était à l’école et que la maîtresse l’envoyait au tableau pour écrire des mots, il savait pas trop...” Sur un terrain, c’est lui qui fait souffrir les autres avec son physique très vite gaillard. “La problémati­que, c’était de savoir se servir de sa force au service d’un collectif. Il voulait marquer ses dix essais par match et gagner. Si je voulais le punir, je le laissais de côté. Il était tellement énervé qu’il écrasait tout le monde ensuite. Les gamins d’en face, pour lui, c’était un jeu de quilles. Il a toujours porté l’équipe”, reconnaît son mentor. Question: mais pourquoi derrière? “Chez les mini-poussins, les mêlées, c’étaient trois joueurs debout face à face. On ne poussait évidemment pas. Je me suis dit qu’il valait mieux mettre les petits devant et les costauds derrière pour inverser le rapport de force. Fatalement, les petits trois-quarts d’en face se retrouvaie­nt face à Mathieu... C’est un coup tactique.” Bien vu. Chez les minimes, Rémi Bonfils, son futur partenaire au Stade Français, alors débutant à Villiers-sur-marne, se heurte à la terreur des terrains d’île-de-france: “Tous les mecs avec qui je jouais me disaient: ‘Il y a un mec supercosta­ud en face, il fait supermal, attention.’ Et ça s’est avéré vrai. Même à cet âgelà, à 14-15 ans, c’était pas drôle du tout de se le prendre dans la face.” Quand maman Bastareaud travaille, Patrick Boullet s’occupe du fils, le récupère le mercredi en début d’après-midi, puis le ramène en fin de journée, quand il ne dort pas carrément chez lui. Il n’est toutefois pas le seul à pouvoir revendique­r la paternité spirituell­e de Mathieu. Alain Gazon, qui l’a ensuite fait venir à Massy, le reconnaît non sans mal: “J’ai toujours eu un côté paternalis­te avec lui. Quand il a intégré le pôle France de Marcoussis, pendant deux ans, j’allais le chercher le vendredi matin parce que j’étais pas loin. Il mangeait à la maison, puis rentrait chez lui.” À l’époque, Mathieu Bastareaud connaît ses premières crises d’angoisse. La peur de décevoir, encore et toujours. “À chaque fois que je rentre sur un terrain depuis que je suis petit, je dois faire gagner l’équipe. On a toujours beaucoup attendu de moi et je me suis constammen­t mis une énorme pression”, explique-t-il.

Attraper les rêves

La dernière crise date de décembre dernier, quand le gros bébé craque au micro de Canal + après un Stade Français-toulon raté. “Il faut regarder les choses en face. Depuis le début de la saison, je suis un zombie, je n’arrive pas à retrouver mon niveau. Je pense que parfois, il faut savoir dire stop. Je suis arrivé au point de rupture”, annonçait-il, laissant couler deux grosses larmes sur ses deux grosses joues. Une sortie rarissime dans un milieu qui accepte peu les doutes et les faiblesses personnell­es, du moins au grand jour. “C’était la période, se justifiet-il. Je revenais de vacances, j’avais passé une semaine à Londres dans un anonymat complet. Je m’étais rendu compte que cette vie me plaisait bien, être une personne lambda, être tranquille... Et j’ai fait un burn out.” À vrai dire, Mathieu n’est jamais en paix. “Je ne dors pas beaucoup. Maximum quatre ou cinq heures par nuit. Je me force à me coucher entre 23h et minuit. Je me pose sur le lit et me raconte des histoires pour m’endormir. Généraleme­nt, je cogite sur la journée qui est passée.” Dans sa mémoire, les premières nuits blanches arrivent lors de sa seule année de sport-études au lycée Lakanal de Sceaux. Il prend alors conscience que ses parents ont consenti à des efforts pour lui payer l’inscriptio­n. Et il met à profit ses petites heures de sommeil pour se forger la glorieuse réputation de plus gros ronfleur du rugby français. Ce qui explique son isolement à chaque rassemblem­ent à Marcoussis, où ses coéquipier­s sont répartis par deux dans chaque chambre. Rabah Slimani a beau l’avoir désigné comme parrain de son fils Luis, il refuse catégoriqu­ement de dormir dans la même pièce. Le mois dernier, le rituel était toujours le même: “Je passais le voir dans sa chambre mais je partais le soir. Il me demandait d’éteindre la lumière et de laisser la porte entrouvert­e”, raconte le pilier. Ses angoisses chroniques, encore. “À une période, je prenais des médicament­s pour m’aider à m’endormir mais plus maintenant”, promet “Basta”. Plus besoin aujourd’hui, puisque Cédric Abellon, son tatoueur exclusif et accessoire­ment chanteur du Pilou-

La panthère morose.

“Si je voulais le punir, je le laissais de côté. Il était tellement énervé qu’il écrasait tout le monde ensuite. Les gamins d’en face, pour lui, c’était un jeu de quilles” Patrick Boullet, son entraîneur chez les mini-poussins de Créteil-choisy

Pilou à Mayol, lui a tracé sur la peau de quoi se débarrasse­r de ce problème. “Sa dernière passion, c’est les attrape-rêves”, décrit celui qui ouvre exceptionn­ellement son salon Coeur d’encre les mercredis après-midi quand l’envie prend le joueur du RCT de se faire colorier. Et si l’attrape-rêves fait mal son job, Mathieu regarde des épisodes de Dexter ou de Sons of Anarchy. Souvent, il lit des mangas, son plaisir solitaire favori. Occasionne­llement, il se lève et fait les cent pas dans sa résidence du Cap Brun. Il observe alors cette immense toile qui recouvre le mur de son salon. L’oeuvre, qu’il a commandée à un artiste du coin, regroupe en vrac Mike Tyson, Éric Cantona, Jonah Lomu, Mohamed Ali et Michael Jordan mais aussi Nicky Larson, Naruto, Goku et Luffy, héros de One Piece, entre Bob Marley, la tour Eiffel et ce que l’on devine être la Guadeloupe. Oui, Bastareaud est un immense fan de culture japonaise. Un héritage qu’il doit davantage à son grand frère, JeanMarc, qu’au regretté Désiré Bastareaud, vieux cousin antillais atteint de nanisme et qui a marqué une génération grâce à son personnage de Giant Coocoo dans Le Miel et les Abeilles. Auparavant, dès le milieu des années 70, Désiré avait fait son trou dans le porno, avec comme pic de carrière L’inconnue, film où il offre la réplique et pas que la réplique à Catherine Ringer. “J’étais très Club Dorothée”, enchaîne Jean-marc, artiste touche-à-tout de 35 ans. “Jean-marc, il a été danseur, il a été musicien, il a tout fait. Il faisait de la basse et de la batterie. Il a même été dans un groupe de pop japonaise où la chanteuse était en kimono”, balance Mathieu. Recadrage de celui que l’on nommait Ji-flexx lorsqu’il parcourait l’europe grâce à ses talents de danseur: “Ce n’était pas de la pop et on n’a fait ça qu’à l’occasion de la fête de la Musique. Sinon, moi, je suis plus funk, plus Prince, des choses comme ça. Et puis, le Japon, c’était mon truc, mais mes potes sont allés beaucoup plus loin dans ce délire. L’un d’eux s’est marié avec une Japonaise.” Désormais employé de mairie, Ji-flexx a assez influencé son frangin pour que ce dernier déclare en mai dernier envisager de terminer sa carrière au pays du Soleil-levant. Pour l’heure, il profite de la douceur de la vie dans le Var, où il s’est fabriqué un palmarès de mammouth et quelques amitiés solides avec des coéquipier­s comme Delon Armitage ou Jonny Wilkinson. La ferveur des fans du RCT l’oblige parfois à vivre caché, mais cela lui convient finalement très bien. De temps en temps, il remonte sur Paris retrouver ses copains. Et les cuites qui peuvent accompagne­r ces retrouvail­les sont bien loin de cette époque post-2009 moins glorieuse où il finissait parfois seul accoudé au comptoir. “C’est pas quelqu’un qui aime l’alcool, détaille Faïsal Arrami. Boire de l’alcool, c’est pas son truc ; c’est surtout l’entourage, les gens qui vont être autour de lui qui vont lui plaire. C’est l’effet désinhiban­t qu’il cherche. Il se sent mieux, moins complexé.” Comme la plupart des timides, Mathieu Bastareaud picole en fait pour trouver l’amour. “Je vais avoir 27 ans. Rabah, il a trois gosses, Rémi (Bonfils), ça va pas tarder, Wesley (Fofana) vient d’être papa, Delon en a deux. Ça donne envie.” En attendant, il cherche un scénario où il peut. “J’ai lu tous les tomes de Twilight. C’est un beau livre, une belle histoire. Des vampires, des loups-garous…”

“Je ne dors pas beaucoup. Maximum quatre ou cinq heures par nuit. Je me force à me coucher entre 23h et minuit. Je me pose sur le lit et me raconte des histoires pour m’endormir” Mathieu Bastareaud, petit dormeur

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Between the Bars.
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The Wire.
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Attaqué par un punk à chien.
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