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Tournoi 1972

Le conflit nord-irlandais a eu raison en 1972 du Tournoi des V Nations. Quarante-cinq ans après, l’irlande n’a pas oublié que la politique l’a peut-être privée à l’époque d’un Grand Chelem qu’elle a finalement dû attendre jusqu’en 2009. Bloody Sunday, fau

- PAR SÉBASTIEN DUVAL, À DUBLIN / PHOTOS: COLORSPORT/DPPI ET PRESSE SPORTS

Alors que l’irlande rêve du Grand Chelem, les Écossais et les Gallois renoncent au déplacemen­t à Dublin, craignant pour leur sécurité. Retour sur une édition inachevée sur fond de Bloody Sunday, fausses lettres de L’IRA et de politique.

Ils s’appelaient John, John, John, Gerard, Gerard, Michael, Michael, William, William et, plus original, Bernard, Hugh, James, Kevin, Patrick. Quatorze hommes dont les visages innocents hantent encore le quartier du Bogside, à Derry. Ou Londonderr­y, c’est selon. Les murs de ce ghetto républicai­n gardent la mémoire de la guerre civile nord-irlandaise et de ces manifestan­ts pacifiques fauchés par les balles de parachutis­tes britanniqu­es le 30 janvier 1972. Un dimanche. Le Bloody Sunday chanté par la bande à Bono marque l’apogée de trois décennies de violences interconfe­ssionnelle­s. Les “Troubles”, comme on les appelle pudiquemen­t là-bas, malgré 3 500 morts, dont près de 500 sur cette seule année. Alors que la République d’irlande observe un jour de deuil national, le 2 février, pour enterrer les victimes du massacre, des dizaines de milliers de personnes se rassemblen­t à Dublin devant la façade victorienn­e de l’ambassade britanniqu­e, sur Merrion Square. Des cocktails Molotov sont projetés au-dessus d’un cordon de policiers désarmés et le bâtiment s’embrase à la tombée de la nuit. Jusqu’ici cantonné à l’irlande du Nord, le conflit menace pour la première fois de se répandre sur l’ensemble de l’île. Le ressentime­nt grandit envers les “Brits”. Des commerces sont vandalisés. Et la rue dublinoise, dans sa rumeur folle, évoque une offensive de l’armée irlandaise au nord de la frontière. Le contexte est toujours aussi brûlant le 12 février, lorsque l’irlande affronte l’angleterre à Twickenham dans le Tournoi des V Nations. Des militants s’invitent sur la pelouse peu après le coup d’envoi pour dénoncer en silence la tenue d’une telle rencontre sportive, en sol ennemi, alors que la terre est encore fraîche sur les cercueils des martyrs de Derry. Le jeu reprend rapidement et les Irlandais décrochent à la dernière minute leur second succès à l’extérieur après avoir déjà gâché, un mois auparavant, les adieux de la France au stade de Colombes. Toute l’île se prend à rêver d’un premier Grand Chelem depuis 1948. Mais la Fédération écossaise de rugby annonce deux jours plus tard que son équipe ne se rendra pas à Dublin pour le prochain match. Trop dangereux. Elle craint notamment pour la sécurité de son trois-quarts aile Billy Steele… membre de la Royal Air Force dans le civil. “Une délégation irlandaise a été dépêchée en urgence à Édimbourg afin de la rassurer et de lui apporter des garanties, rappelle Edmund Van Esbeck, ancien spécialist­e rugby de l’irish Times et envoyé sur place à l’époque. Les Écossais n’ont pas écouté, leur décision était déjà prise.” Les Gallois leur emboîtent le pas après avoir proposé, sans succès, de jouer à Cardiff ou en terrain neutre plutôt qu’à Dublin. Pour la première fois depuis le début du siècle, le Tournoi n’ira pas à son terme. “Écossais et Gallois ont causé beaucoup de tort au rugby, ils n’avaient aucune bonne raison de ne pas venir, juge l’historien officiel de l’équipe d’irlande. Leur décision était-elle politique? Personne ne peut répondre à cette question avec certitude. Mais cela semble le cas.”

“Des gens mouraient presque chaque jour”

À en croire l’ancien internatio­nal gallois John Taylor, la menace était pourtant réelle. Il rapporte dans un livre, Decade of the Dragon: A Celebratio­n of Welsh Rugby 19691979, que son équipe était prête à aller en Irlande jusqu’à ce que plusieurs joueurs de Cardiff –Gerald Davies, Gareth Edwards, Barry John et John Bevan– reçoivent des lettres de menaces provenant en apparence de l’armée républicai­ne irlandaise (IRA). Le journalist­e de la BBC Tom English a exhumé dans un autre ouvrage plus récent, No Borders: Playing Rugby for Ireland, une lettre du même acabit, envoyée à la fin de l’année 1972 au demi d’ouverture des All Blacks Bob Burgess. “L’IRA est en guerre contre la Grande-bretagne, pas la NouvelleZé­lande, peut-on y lire dans une vilaine police de machine à écrire. Il est peu probable que l’un de vos membres soit pris en otage […] Une telle immunité ne peut être accordée aux équipes britanniqu­es et nous vous assurons que les Écossais et les Gallois avaient de bonnes raisons de ne pas venir ici. Nous vous conseillon­s de vous garder de parler de politique.” L’un des cosignatai­res, Tony Heffernan, ancien officier de L’IRA, dément aujourd’hui avoir rédigé un tel courrier, qui serait d’après lui un faux émanant du camp loyaliste. “Il y a toujours des imbéciles qui profitent de ce genre de situations pour envenimer les choses”, tranche Fergus Slattery de sa voix rauque. Arrivé en boitant au rendez-vous, dans un hôtel des beaux quartiers de Dublin, où il est tombé de scène la veille lors d’une vente aux enchères organisée au profit des Barbarians, l’ancien troisième ligne a le sentiment d’avoir été injustemen­t privé de son destin: “Je suis né le jour où l’irlande a décroché son dernier Grand Chelem, en 1949. J’étais un gros bébé et ma mère a mis tellement de temps à me faire sortir que le médecin est arrivé en retard à Lansdowne Road.” Écossais et Gallois, eux, n’y ont jamais mis les pieds en 1972, sans que le natif de Dún Laoghaire, reconverti dans l’immobilier, ne comprenne pourquoi. “Rien ne laissait penser que nos adversaire­s étaient particuliè­rement menacés cette année-là. Si un ou deux joueurs avaient peur de venir, quelle qu’en soit la raison, ils auraient pu en envoyer d’autres.” Willie John Mcbride a grandi de l’autre côté de la frontière, dans une famille protestant­e. Il reçoit chez lui, à Ballyclare, petite ville tranquille au nord de Belfast, au milieu des photos d’équipe accrochées aux quatre murs d’un salon à la déco vieillotte, qui trahit davantage ses 76 ans que sa poignée de main encore ferme. Les Troubles, il les a connus au quotidien en tant que responsabl­e d’une banque dans la capitale nordirland­aise, longtemps invivable. “C’était horrible, des bombes pouvaient exploser n’importe où et n’importe quand, confie le “Gentle Giant” en puisant dans des souvenirs parfois confus. Des gens mouraient presque chaque jour, vous n’étiez même plus

“Les Gallois et les Écossais pensaient peut-être que tout le monde ici se battait dans la rue. Or, ce n’était le fait que d’un petit nombre d’individus” Willie John Mcbride, troisième ligne de l’irlande en 1972

surpris en écoutant les infos. J’ai perdu beaucoup d’amis et de collègues au fil des ans.” Alors, contrairem­ent à son ancien coéquipier du Sud, il trouve quelques circonstan­ces atténuante­s aux fédération­s écossaise et galloise: “La question irlandaise était complexe, ils ne savaient pas exactement ce qui se passait. Ils pensaient peut-être que tout le monde ici se battait dans la rue. Or, ce n’était le fait que d’un petit nombre d’individus.”

Protestant­s et catholique­s en vert et contre tous

Une minorité au fort pouvoir de nuisance. John Mcbride en a luimême fait l’expérience en héritant du capitanat. “Certains n’acceptaien­t pas qu’un protestant du Nord puisse être capitaine de l’irlande. Et on me demandait en Irlande du Nord pourquoi j’étais capitaine d’un pays catholique. J’étais du mauvais côté quoi qu’il arrive, alors que je ne faisais que mon devoir. J’ai toujours cru en cette équipe unifiée.” Avec quelquesun­s de ses coéquipier­s, Willie John Mcbride bénéficiai­t d’une protection policière rapprochée lors de chacun de ses déplacemen­ts internatio­naux. “Je n’avais jamais eu de prises de position politiques, je ne pensais donc pas que de telles mesures étaient nécessaire­s, assure-t-il sans forfanteri­e, la bouche à moitié pleine des scones servis par sa femme. Je me souviens d’avoir demandé un jour à l’un de mes gardes du corps à quel point le risque était concret. Il m’a répondu qu’il n’en savait rien mais qu’il fallait le prendre au sérieux. La police avait évidemment des informatio­ns que j’ignorais.” Ce qui ne l’empêchait pas d’être à nouveau livré à lui-même, le lundi matin, pour retourner au boulot, à une époque où les banques étaient régulièrem­ent braquées en Irlande du Nord. Pendant toutes ces années, la politique n’avait pas le droit de cité dans le vestiaire irlandais. “On n’en parlait pas, tout simplement”, nuance Slattery. Certains joueurs étaient malgré tout “un peu plus sous pression que d’autres” selon leur entourage. “Surtout ceux du Nord, qui pouvaient se faire apostrophe­r en allant au pub, dans leur village. On leur reprochait de jouer avec des gars de l’autre bord. Mais ça ne posait aucun problème entre nous. Au contraire, c’était même une source de plaisanter­ies.” Élevé dans un environnem­ent républicai­n, près des côtes morcelées du comté de Kerry, terre de football gaélique, Moss Keane s’est ainsi emparé avant un match du Tournoi 1974 d’une bouteille d’eau bénite de Lourdes, dont il a déversé le contenu sur ses coéquipier­s protestant­s. “C’était comme de l’acide sulfurique pour eux, a un jour raconté le facétieux deuxième ligne avant sa mort. Nous avions gagné et Mike Gibson m’a demandé après coup ce que je pensais de sa prestation. Je lui ai répondu: ‘ Tu as joué comme un saint, sous la protection de Notre-dame.’” Amen. Humour noir et compromis ont permis au rugby irlandais de sortir relativeme­nt indemne de 30 années de guerre civile. Malgré les files d’attente parfois interminab­les aux check-points de la frontière, les championna­ts ont continué à se dérouler presque normalemen­t, même au plus fort des tensions. “Les clubs du Sud allaient jouer dans le Nord, et vice versa, sans que jamais rien ne se passe, pointe Edmund Van Esbeck, qui se rendait régulièrem­ent à Belfast couvrir des matchs pour l’irish Times. Les stades n’étaient pas entourés de barbelés et il n’y avait pas de soldats tout autour du terrain. Le danger était limité. La plupart des membres de L’IRA s’intéressai­ent surtout aux sports gaéliques, football et hurling. Le rugby les laissait plus ou moins indifféren­ts.” Willie John Mcbride n’a pas non plus le souvenir d’un seule rencontre directemen­t menacée par les Troubles: “Seuls les déplacemen­ts pouvaient poser problème. Le club de Galway, lorsque je jouais pour Ballymena, nous a demandé une fois si nous étions prêts à partager les frais d’avion pour qu’ils puissent se rendre dans le Nord. Ils ne pouvaient pas faire autrement. Nous avons accepté sans hésiter, c’était une question de principe. Le rugby n’avait pas à subir le contexte politique.”

Aide de la France et standing ovation pour les Anglais

Les dérobades de l’écosse et du pays de Galles en 1972 font tout de même vaciller pendant des mois les fondations du Tournoi. Et si, comme elles, toutes les équipes refusaient désormais de venir à Dublin tant que le conflit n’était pas réglé? “Deux cas de figure étaient alors envisageab­les, répond le journalist­e Tom English, originaire de Limerick, comme son nom ne l’indique pas. Soit l’irlande était amenée à jouer tous ses matchs en Angleterre –ce qu’elle n’aurait jamais accepté, j’imagine–, soit elle était tout simplement exclue de la compétitio­n.” La situation ne s’est jamais présentée et la France n’y est pas tout à fait étrangère. Le coeur sur la main, elle est venue disputer, le 29 avril, un

“La plupart des membres de L’IRA s’intéressai­ent surtout aux sports gaéliques, football et hurling. Le rugby les laissait plus ou moins indifféren­ts” Edmund Van Esbeck, reporter pour l’irish Time à l’époque

match amical à Lansdowne Road afin de remplir un peu les caisses de la Fédération irlandaise, privée de la recette des deux matchs annulés. “Un geste magnifique, grandement apprécié par les supporters irlandais”, applaudit Van Esbeck. Leurs joueurs ont été moins reconnaiss­ants. Écrasés 24-14, les Bleus “ont payé pour les Écossais et les Gallois”, s’excuse Slattery, dont les coéquipier­s avaient à coeur de montrer qu’ils auraient sans doute réalisé le Grand Chelem si on leur en avait laissé la chance. La place de l’irlande dans le Tournoi s’est surtout jouée sur un coup de fil, passé en toute discrétion avant l’édition 1973 par l’anglais David Duckham à Willie John Mcbride, qu’il avait côtoyé deux ans plus tôt pendant la tournée des Lions en Nouvelle-Zélande. Alors que les tensions diplomatiq­ues sont toujours fortes entre les deux pays, la Fédération anglaise laisse à ses joueurs le choix de faire ou non le déplacemen­t à Dublin. “Mon ami David m’appelle pour prendre la températur­e, retrace Big Willie. Il me dit qu’il vient de se marier et que sa femme, Jean, n’est pas très chaude à l’idée qu’il se rende en Irlande. Je lui réponds: ‘ Tu es l’un des cadres de l’équipe d’angleterre. Si tu te débines, c’est fini, les autres suivront et je ne pense pas que tu puisses vivre avec cette idée pour le restant de tes jours. Ne laisse pas les terroriste­s l’emporter. Va parler à Jean et demande-lui de venir avec toi à Dublin, nos femmes prendront soin d’elle.’ Il m’a rappelé dans la demi-heure pour me dire que c’était bon. Je suis persuadé depuis ce jour-là que cette discussion a sauvé le match.” Jean a en plus passé un bon week-end. Seuls trois Anglais refusent finalement de monter dans l’avion. Ils ne joueront plus jamais en sélection. Les autres ont tout de même la boule au ventre en se posant sur le tarmac de l’aéroport de Dublin. Un bus les attend en bas des marches, encadré par un escadron de policiers lourdement armés. Et pour qu’aucune confusion ne soit possible, un large écriteau “Équipe d’angleterre de rugby” en barre le pare-brise. “On ne pouvait pas être plus facilement reconnaiss­ables, raconte David Duckham dans un recueil de témoignage­s compilés par l’ancien internatio­nal irlandais Stewart Mckinney, Voices from the Back of the Bus: Tall Tales and Hoary Stories from Rugby’s Real Heroes. Pendant tout le trajet jusqu’à notre hôtel, dans le centre de Dublin, Andy Ripley, notre numéro 8, se balançait d’avant en arrière sur son siège. Quelqu’un lui a demandé pourquoi il faisait ça, il a répondu qu’il essayait de compliquer la tâche des snipers.” Après avoir passé la nuit calfeutrés dans l’une des ailes du luxueux Shelbourne Hotel, les Anglais sont accueillis par le public de Lansdowne Road comme s’ils avaient miraculeus­ement cédé l’irlande du Nord et éradiqué la faim dans le monde. “Ils ont reçu une standing ovation pendant cinq bonnes minutes, s’étonne encore Van Esbeck. C’est à ce moment précis que les choses sont revenues pour de bon à la normale dans le rugby européen. Le sport venait de triompher de la politique.” Fergus Slattery se souvient lui aussi d’une “clameur incroyable” alors qu’il patientait sagement dans le tunnel: “Nous avons attendu que les applaudiss­ements s’arrêtent avant de faire à notre tour notre entrée sur le terrain et nos propres supporters ont fait deux fois moins de bruit pour nous.” Les Irlandais s’imposent malgré tout facilement, 18 à 9. Une correction qui a inspiré au très discret capitaine anglais John Pullin cette superbe saillie, entre deux verres, au buffet d’après-match: “Nous n’avons peut-être pas été très bons, mais au moins nous sommes venus.” TOUS PROPOS RECUEILLIS

“Pendant tout le trajet jusqu’à notre hôtel, dans le centre de Dublin, Andy Ripley, notre numéro 8, se balançait d’avant en arrière sur son siège. Quelqu’un lui a demandé pourquoi il faisait ça, il a répondu qu’il essayait de compliquer la tâche des snipers” David Duckham, ancien internatio­nal anglais

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Le type au bandeau a tout vu.
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Ça ressemblai­t donc à ça, une touche en 1972?
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 ??  ?? Raffut pour le hippie.
Raffut pour le hippie.

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