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HISTOIRES DE FANTÔMES CANNOIS
Pour cause d’ouverture fantomatiques et parce que le festival fête son passé, ses regrets, ses triomphes, ses morts, ses survivants et les figures qui le hantent, le Cannes 70 se place sous une lumière spectrale.
Au moment d’écrire ces lignes, je n’ai toujours pas vu la version longue du film d’ouverture, une « splendeur » voire « une vision du monde » selon quelqu’un qui n’est peut-être pas tout à fait objectif à son sujet. La version courte, elle, pourrait s’intituler « Arnaud D., psychothérapie d’un auteur qui plane », comme pratiquement chacun des films précédents du Roubaisien misanthrope. Splendeur ou non, coupée ou pas, elle répond à tous les critères statutaires. Il y a des stars dedans, qui sont des stars cannoises (Amalric, Cotillard, Gainsbourg = plusieurs dizaines de présences en compète, presque de quoi concurrencer Huppert à eux trois), elle ne passera pas sur Netflix l’année prochaine et elle est l’oeuvre d’un réalisateur qui a eu sa Quinzaine, il y a deux ans, avant de revenir au bercail, ce Palais des Lumières où il a ses habitudes (cinq compétitions, zéro prix). On peut supposer qu’il appelle le projectionniste des répétitions techniques par son petit nom, à défaut de faire la bise aux hôtesses des remises du Palmarès. Mieux, le film utilise le motif du fantôme et répond ainsi au critère poétique qui semble traverser de part en part le programme du soixante-dixième, toutes sections confon- dues, commémorations incluses. Les fantômes, l’oeuvre de Desplechin en est remplie, un systématisme qui est à la fois sa part de beauté et sa part d’ombre, sa part de magie et sa part d’ennui. On y croise inlassablement des souvenirs, de la jeunesse, des auras, des femmes floues, des femmes nues, des missives d’outre-tombe, des frères rêvés, des enterrements, des vieilles maisons, des scènes primitives, des passés recomposés, des pièces de théâtre, des citations de Truffaut, de Hitchcock, de Truffaut citant Hitchcock et aussi, surtout, fantômes les plus effrayants de tous, les comptes que Desplechin a à régler. Avec luimême et avec le monde entier. Cannes est elle-même une ville (de) fantôme(s). Une ville qui n’est faite que de chambres d’hôtels et de grandes promenades – chambres où d’autres ont séjourné, promenades que d’autres ont arpentées, ces autres mythifiés qui vibreront, restaurés 4K, dans les salles de Cannes Classiques pendant que l’on marchera sans trop y penser sur leurs traces en avalant un kebab. À en juger par un petit recensement rapide des films vus (ou entrevus) à Paris juste avant de venir, le « fantômatisme » marque un nouvel âge du cinéma d’auteur cannois, ce petit univers peuplé de spectres et de grands anciens dont on ne sait trop comment se dépêtrer. L’ouverture Ismaël, mais aussi l’autre ouverture Amalric ( Barbara, à UCR, hanté par les images d’archives de la chanteuse morte), l’ouverture Semaine, qui annonce la couleur dans son titre
( Sicilian Ghost Story), et puis le fantôme du cinéma muet ( Wonderstruck), ceux du jeune Godard ( le Redoutable), du jeune Eastwood ( les Proies), du jeune Lanzmann
( Napalm), du jeune Twin Peaks ( Twin Peaks) et du jeune cinéma du xxe siècle, qui jour après jour devient plus lointain, une réminiscence, une étrangeté. Depuis le soixantième anniversaire, huit metteurs en scène ont gagné leur première Palme d’or, mais huit cinéastes palmés ont été enterrés, histoire d’égaliser. 70 ans, c’est presque le troisième âge, le moment où l’on devient soi-même un anachronisme, un parfum dans l’air, un coup de vent glacé, un craquement de parquet ou un claquement de porte. Le moment où l’on menace de devenir soi-même un fantôme. On est tous là pourtant, décidés à se persuader que le Festival de Cannes est une réalité, un instant présent, et que sa soixante-dixième édition vient de commencer. Ne pas se pincer, ne pas se retourner, ne pas cligner des yeux. Tout va très bien se passer.