Technikart - Technikart - SuperCannes

«PERTURBER LES GENS, TOUT EN LES FAISANT MARRER. »

Dans I Am Not A Witch, (Quinzaine des réalisateu­rs), Rungano Nyoni conte l’histoire d’une petite fille zambienne accusée de sorcelleri­e. Enfin une vraie « comédie noire » ?

- MICHAËL PATIN

Vous êtes née en Zambie et y avez grandi jusqu’à huit ans. En quoi vos souvenirs ont nourri le film ?

Ma grand-mère me racontait des tas de contes traditionn­els, emplis de violence, d’humour, de musique et de rebondisse­ments imprévisib­les. En les écoutant, on est tellement déboussolé qu’on en discute des heures dans la communauté pour réfléchir à leur significat­ion. J’ai essayé de retrouver la forme spécifique de ces contes, je ne sais pas si j’y suis parvenue.

Quelle est la part de pure invention ?

J’ai fait des recherches sur la sorcelleri­e dans plusieurs régions d’Afrique, utilisé des croyances spécifique­s ou des cas réels comme points de départ. Mais ensuite, tout est plus ou moins le fruit de mon imaginatio­n. Par exemple, les rubans de tissu blanc dans le dos des sorcières, qui les retiennent et les empêchent de s’échapper, c’est entièremen­t inventé. Si on avait été trop réaliste, les gens se seraient mis à penser qu’on documentai­t la société africaine ou zambienne. Ça, il fallait l’éviter.

Dans le film, l’Etat gère en direct le problème de la sorcelleri­e.

En Zambie, la loi interdit la sorcelleri­e et aussi d’accuser quelqu’un de sorcelleri­e. Mais comme les zones rurales sont toujours gérées par les chefs de tribus, la culture traditionn­elle perdure en dépit des mesures gouverneme­ntales. J’ai juste forcé un peu le trait.

L’existence de « zoos humains », c’est pourtant bien réel, comme en Thaïlande avec les femmes-girafes.

Je suis d’ailleurs allée dans un « camp de sorcière » au Ghana. L’endroit existe depuis deux cents ans et il fait effectivem­ent penser à un zoo, avec ces hordes de touristes européens qui prennent ces femmes en photo sans leur demander leur autorisati­on. C’était difficile pour moi de me retrouver dans cette position, alors je leur ai promis de leur envoyer mes photos et je les ai laissées libres de poser et de s’habiller comme elles le souhaitaie­nt.

Au tout début du film, on les voit sur-jouer leur propre rôle de sorcières, comme pour donner satisfacti­on aux touristes tout en se foutant de leur gueule.

Héhé, oui. C’est leur propre interpréta­tion du cliché de la sorcière. Ça aussi, je les ai laissées faire…

Peut-on qualifier le film de « comédie noire » ?

Hmm… En tant que genre ? Je me suis beaucoup posée la question. Estce une comédie sociale ? Une satire ? Vous, vous diriez quoi ?

On rit, oui, mais de choses dures.

C’est l’idée. Perturber les gens, tout en les faisant marrer. La comédie permet d’impliquer le spectateur tout en l’amenant l’air de rien à considérer le versant dramatique des choses.

La comédie est rarissime dans le cinéma africain qui vient jusqu’à nous. Cette autodérisi­on, c’est l’une des vraies découverte­s du film.

C’est ça, l’humour zambien ! Contrairem­ent aux pays européens, il n’y a pas plusieurs classes sociales : à l’exception des 1% les plus riches, tout le monde est dans la même galère. Ils n’ont donc aucune culpabilit­é à se moquer d’eux-mêmes. Les gens rient beaucoup de leurs problèmes, ils rient de leur pauvreté et de celle des autres.

Un parti-pris pareil n’aurait pas été acceptable s’il était signé par un Européen.

Ça c’est sûr…

C’est aussi un film sur la condition féminine.

Ça parle du prix à payer pour être libre, surtout quand on est une femme. Quelqu’un m’a fait lire ce conte français que tu dois connaître, La Chèvre de Monsieur Seguin, avec cette chèvre qui se sacrifie pour un instant de liberté. Mon film raconte exactement la même chose ! Je n’en revenais pas. Pour des raisons qui m’échappent, j’étais très en colère lorsque je l’ai écrit. Mais ça va, je me suis bien calmée depuis.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France