Technikart

MADEMOISEL­LE DE PARK CHAN-WOOK

En se demandant ce que peuvent bien faire des héros de cinéma lorsque la caméra ne tourne plus, Park Chan-Wook s'offre un immense vertige théorique et un grand mélo saphique. Exploit.

- FRANÇOIS GRELET

Il y a vingt ans, John Lasseter se demandait comment les jouets pouvaient occuper leur journée une fois que les mômes avaient quitté leur chambre. Ça avait donné Toy Story, une révolution technique qui n'impression­ne désormais plus personne mais qui tient encore la route grâce à la force fantasmati­que de son concept. Ce mois-ci dans Mademoisel­le, Park Chan-Wook se pose une question du même acabit : que peuvent bien faire des personnage­s de cinéma une fois que la caméra s'arrête de tourner ? Une interrogat­ion nettement plus méta que celle posée par Pixar mais pas moins amusante, et dont on s'étonne surtout qu'elle n'ait pas été inspectée quelques décennies auparavant par un quelconque exégète hitchcocki­en, de préférence barbu.

Evidement, pour que tout ceci ne ressemble pas à une potache– rie théorique destinée à quelques messieurs griso-bedonnants, il vaut mieux prendre le temps d'installer une intrigue et des personnage­s avant de dévoiler son dessein. Par exemple celleci : dans les années 30 en Corée, alors que le pays est colonisé par les Japonais, un escroc au sourire ultra bright demande à une jeune pickpocket illettrée, Sookee, de l'aider à arnaquer une riche héritière japonaise – la Mademoisel­le du titre. Une promesse comme une autre de coups tordus et de récit en chausse-trappe sur fond de lutte des classes, de lutte des sexes et de lutte des peuples. Le motif dramatique qui cimente cette histoire-là serait donc celui de l'oppression : les riches maltraiten­t les pauvres, les hommes maltraiten­t les femmes et les Japonais maltraiten­t les Coréens. Le point d'achoppemen­t du récit, c'est Sookee, seule membre du trio qui sera condamnée, en sa qualité de jeune femme coréenne sans le sou, à subir le déterminis­me social le plus violent. La première partie du film lui est offerte, à elle, à son visage d'ange, à son sentimenta­lisme prolo et à ce destin qu'elle voudrait tant faire dévier. Evidemment, la véritable victime de l'arnaque à laquelle elle croit participer, ce sera elle. C'est en tout cas comme ça que se conclue la première partie du film, avant que Park Chan-Wook ne rembobine la bande et se mette à rejouer les mêmes scènes selon un régime complèteme­nt différent. Coup de génie : ce n'est pas le point de vue qui va changer mais les points d'entrée et de sortie à l'intérieur des séquences. Un petit jeu virtuose qui vient bouleverse­r la nature du film et le fait basculer dans une dimension romanesque totalement inattendue. Le film d'arnaque à la conscience sociale aiguisée devient une love story saphique qui carbure au lyrisme échevelé. Ca coupe le souffle.

Alors à quoi jouent des personnage­s de cinéma lorsque la caméra ne tourne pas ? Eh bien, disons qu'ils refont tranquille­ment l'histoire à leur sauce, l'imprègnent de leur sensibilit­é à eux, et se font éventuelle­ment jouir très fort à l'aide de boules de geisha. Parce que somptueuse­ment shooté, écrit et rythmé, on pourrait ne retenir qu'un plaisir réel mais frivole de Mademoisel­le. En suggérant pourtant que la durée est plus cruciale que le point de vue lorsqu'on s'enorgueill­it de faire la mise en scène, Park ChanWook déboulonne avec une jubilation dingue l'un des grands lieux communs de la théorie ciné. De Palma doit en bouffer sa barbe.

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