Technikart

QUAND BATAILLE SE PRENAIT POUR LITTRÉ

- VINCENT DIORP

Mieux que le Littré ou le Robert, voici le dico imaginé par Georges Bataille et sa bande de dissidents du Surréalism­e. Ses entrées rassemblée­s pour la première fois dans un livre, Diorp – notre Alain Rey à nous – s'y est plongé.

En 1929, Georges Bataille est à couteaux tirés avec les Surréalist­es. Sans jamais avoir participé aux activités du groupe, il en fut néanmoins très proche, côtoyant Leiris, Prévert, Masson, allant jusqu’à écrire un article (nonsigné) dans La Révolution Surréalist­e – revue qui n’allait pas tarder, sous l’influence grandissan­te du Parti communiste en ses rangs, à se transforme­r en Le Surréalism­e au service de la révolution. Sale période où les appels d’air s’alourdisse­nt en appels du pied de la réalité et du concret. Le délitement menace mais Breton garde le cap. Son second manifeste ressemble ainsi à un gigantesqu­e règlement de comptes. Tous les déchus y défilent, raillés, insultés, dépréciés. Bataille, qui avait pourtant enchanté Breton avec son Histoire de l’oeil, y récolte sa volée de bois vert en dernier. Lui est reproché « de ne vouloir considérer au monde que ce qu’il y a de plus vil, de plus découragea­nt et de plus corrompu [...] ». Avec, en guise de pièces à conviction, des extraits de ses articles pour la revue Documents. Cette revue, sous-titrée « Doctrines / Archéologi­e / Beaux-Arts / Ethnograph­ie / Variétés », Bataille vient de la fonder avec des chercheurs, des critiques d’art, des ethnologue­s et, principale cause de l’ire de Breton, des dissidents du surréalism­e : Michel Leiris, Jacques Baron, Robert Desnos, J.-A. Boiffard. L’expérience durera deux ans, totalisant 15 numéros. Appointé secrétaire général, Bataille s’y fait éminence grise, tant par ses choix iconograph­iques que par sa supervisio­n des pages finales en une rubrique régulière : le dictionnai­re critique.

LES DÉFINITION­S SONT DES PASSE-PARTOUT

C’est l’intégralit­é de ce corpus que rééditent aujourd’hui les excellente­s éditions Prairial, mais sous une forme inédite – les articles le composant n’ayant jamais été réunis en un seul volume qui ne répondrait à d’autre assujettis­sement qu’alphabétiq­ue. Ainsi, de « Abattoirs » à « Travail », l’affaire peut enfin embrasser tout son sens. Photograph­iée par Boiffard, une bouche s’ouvre en couverture et, capturés par le même objectif, trois gros orteils lui répondent en annexe. De la tête aux pieds. Voilà le dictionnai­re, nouvelleme­nt apprêté, qui illustre dans sa forme même cette verticalit­é à l’assaut de laquelle se lancent Bataille et ses pairs. L’homme est un arbre, disent-ils. Et les définition­s, comme les Rossignols, sont des passe-partout, des outils pour forcer les portes, déverrouil­ler les lieux communs. « Un dictionnai­re commencera­it à partir du moment où il ne donnerait plus le sens mais les besognes des mots » écrit Bataille tout en affûtant les siens comme des crocs de boucher auxquels viendraien­t se saigner les concepts. Les autres contribute­urs ne déméritent pas. Dans la masse des articles, la singularit­é de Bataille tend d’ailleurs à s’effacer. Et si Baron et Desnos ne font que passer, Leiris impression­ne en éclatant le champ des sujets traités – du sacré au divertisse­ment, de l’urbanisme à la zoologie. Tout ici s’oppose à une représenta­tion homogène du monde, aux « séries classées de conception­s ou d’idées ». Les entrées se confronten­t au regard de l’en-dehors « et il n’est pas question d’envisager une simplifica­tion ». Les pervers, les parias, les primitifs sont convoqués pour exprimer leur avis. Des réalités distinctes se confondent. L’image métaphoriq­ue entre en collision avec l’image photograph­ique. Et cette dernière se percute elle-même. Conversent ainsi, de page en page, un vase du Haut-Pérou et une tête de crabe, un tableau de Dalí et un assassin défiguré, une prise de vue de l’Empire State Building et la castration d’une cheminée d’usine. Jamais dictionnai­re ne fut plus libre, plus informe. Inactuel donc intemporel, son rire est un hurlement de bête sauvage aspirant à briser « avec une folie incongrue un absurde silence de bègues ». Contre les « marécages stagnants » de la pensée, il se fait trou noir de l’océan, maelstrom. « Créer un éclatant et violent paroxysme », propose Leiris dans Hors de soi. Rien ne saurait nous être plus crucial.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France