« LA VANNE, C'EST PÉRISSABLE »
À l'affiche de Damoclès, excellent téléfilm Arte (ça arrive), le rigolo frisé confirme que ce sont surtout les routes cabossées du cinoche français qui l'intéressent.
C'est l'un des tout meilleurs films français de l'année, et il ne passera pas par la case cinéma. Damoclès est le premier long-métrage réalisé par Manu Schapira (42 piges, petite vedette du format court, césarisé en 2013 pour l'excellent Les Meutes) et c'est aussi un unitaire diffusé le 7 octobre sur Arte. C'est une drôle de comédie, très sophistiquée, assez tordue, qui s'empare d'un pitch de courtmétrage pour mieux s'abandonner dans la rythmique langoureuse du long. Un trentenaire à qui l'on vient de prédire qu'il va dans le même temps tomber amoureux et commettra un meurtre, rencontre un beau jour une fille sublime qui lui tombe dans les bras : comment faire en sorte désormais que la prophétie ne se réalise qu'à moitié ?
La singularité de Damoclès tient à ça, cette manière de court-circuiter sa force conceptuelle pour la tremper dans la comédie de moeurs qui ne jure que par l'étude méticuleuse des caractères. Schapira prend le temps de regarder son héros perdre pied avec une forme d'ironie cinglante, de déterminisme douloureux et d'empathie admirable. Sa vista, c'est la subtilité de sa tonalité. On ne sait jamais vraiment ici quand il faut se marrer ou se mettre à chialer. Damoclès carbure aux décrochages, aux contretemps, aux
embardées. C'est d'une part très stimulant, et ça permet surtout l'élaboration d'un univers à la fois extrêmement proche du nôtre et complètement fantaisiste. La force stylistique du projet repose intégralement là-dessus. Car si Schapira a de très belles idées, il a aussi la modestie de les mettre intégralement dans les mains de ses interprètes, tous unanimement excellents : Gilles Cohen en mafieux de salle de sport, Laetitia Spigarelli en coloc désoeuvrée ou Alma Jodorowsky en girlnext-door trop belle pour un unitaire francoger-manique… Mais c'est celui qu'on s'attendait le moins à trouver ici qui nous aura le plus foutu sur le cul : Manu Payet.
« Quand le producteur de Damoclès m’a appelé pour jouer le personnage principal d’un film diffusé sur Arte, j’ai cru que c’était une
vanne, évidemment » raconte-t-il. Les lecteurs fidèles de ce magazine savent pourtant que le type qui sirote son café en face de nous est un peu plus que l'ex-rigolo du Morning de NRJ devenu copain cathodique de l'horrible chenille menée par Hanouna, Elmaleh et consorts. Payet, c'est surtout la promesse, pas encore tout à fait éclose, d'une autre manière de rire, que ce soit devant la caméra de son pote Romain Levy dans Radiostars, ou dans son craquant Situation
amoureuse… co-réalisé avec Rodolphe Lauga. Finalement, ce mélange de verve populo et de petite singularité, en forme d'esprit contestataire, colle pile avec les intentions de Damoclès. Une évidence alors ? Hmm pas tant que ça : « Ce n’est que pendant le tournage que j’ai réussi PHOTOS THOMAS LAISNÉ
(Merci à l'hôtel Marignan, Paris 8e) à entrer un peu dans la tête de Schapira, on a tous découvert la note qu’il voulait impulser au moment où l’on fabriquait l’objet. C’est un mec très particulier : des fois j’essayais de le faire marrer pendant une scène et je le voyais littéralement pleurer de rire derrière sa caméra. Là tu te dis que t’as réussi ton coup. Et puis il me balançait “Bon, super, mais on la refait en sérieux cette scène, c’est comme ça que je la sens en fait”. Tu sais que tous les autres metteurs en scène te diraient “Oh super Manu, on la met direct dans la bande-annonce celle-là”. Du coup ça devient plus excitant de bosser avec un mec comme lui. » Ce que Payet nous dit ici, c'est qu'il ne peut pas s'empêcher de faire le con, c'est son péché mignon, son petit talent et ce pourquoi on le paie. Ce qu'il semble regretter, c'est qu'on ne l'empêche pas justement un peu plus de faire le con. Comme si sa verve comique ne devait pas être le seul enjeu des films qu'il tourne…
« Dans Un Début prometteur, Tout pour être heureux ou Damoclès, je crois que, paradoxalement, j’ai fait plus de comédie que dans tous les films précédents. On sait tous que la vanne, c’est périssable ; ce qu’on veut, c’est faire des films. Bafouiller, renverser des trucs, faire des imitations, je préfère maintenant le faire sur scène dans un one-man-show. Quand je me retrouve à faire ça sur un plateau de cinéma et que personne ne me recadre, je me dis “Mince, c’est mal barré cette histoire” ! » Problème : comment ne pas s'aliéner son public, celui des one-man-show, de la radio et des émissions télé, si l'on refuse de refaire les mêmes trucs au cinéma ? « Le truc rassurant, c’est que je n’ai jamais fait un seul vrai carton ciné. Dans mes films qui ont bien marché, je n’étais pas seul à l’affiche, loin de là. Parfois oui, j’ai l’impression de ne pas faire la comédie que les gens voudraient. Mais pourquoi on attend ça de moi ? Pourquoi je devrais être dans une catégorie ? J’ai décidé de m’en foutre, je ferais des prototypes, tant pis si je ne fais pas de hits. On pavera la voie pour la génération suivante ! » Notez bien que cette intégrité ne lui a pas permis d'éviter les merdes, les sorties de route ou les bides sanglants. Mais elle lui confère cette petite sensibilité, cette proximité, cette morgue d'activiste convaincu, dont sont systématiquement dénués tous les mecs qu'Arthur invite sur ses plateaux télés. Et si le dernier rempart de la comédie mainstream, c'était lui ?
Damoclès de Manuel Schapira (Arte, 7 octobre, 20h55)
« LE TRUC RASSURANT C'EST QUE JE N'AI JAMAIS FAIT UN SEUL VRAI CARTON CINÉ. »