Technikart

LES GROS TEUTONS DE REINHARD JIRGL

- BAPTISTE LIGER

Au moment où on fait beaucoup de bruit pour rien, Le Silence fait un bien fou. La rentrée a en effet imposé son lot de braves romans sociétaux ou intimistes, de bonne conscience et au verbe mou qui, pour certains, seront même primés. Mais les meilleures intentions sont souvent les ennemis de la littératur­e, ceux qui créent les malentendu­s et les fausses valeurs. Tout ça pour dire que tomber sur un ouvrage radical, qui se moque bien de la séduction et des arguments temporels, permet de remettre les choses à plat, les pendules à l’heure, etc. On aurait pu évoquer l’esthète barré Pierre Guyotat, avec son dernier OVNI ( Par la main dans les Enfers) et son recueil d'entretiens avec Donatien Grau ( Humains par hasard) – tous deux parus chez Gallimard. Finalement, le choix du génie teuton Reinhard Jirgl s’est naturellem­ent imposé. Un peu de fidélité ne fait de mal : la rédaction livres de Technikart avait désigné son monumental Renégat, roman du temps nerveux meilleur roman de l’année 2010 (on assume, c’est un chef d’oeuvre absolu). Surtout, cet ancien électroméc­anicien devenu écrivain multi-récompensé outre-Rhin (Prix Alfred-Döblin, Georg-Büchner…) reste encore trop méconnu auprès du lectorat français. Lectorat qui, parfois, fiche un peu la honte*…

TYPO EN VRILLE

Histoire de mal commencer, on avouera humblement qu’il est impossible de résumer, ne serait-ce qu’un peu, Le Silence, et que l’arbre généalogiq­ue qui ouvre (qui clôt, aussi) ces quelques six cents pages s’avère un outil indispensa­ble. Composé en une série de cent photos commentées – datées entre 1914 et 1980 –, le récit montre le destin à la fois parallèle et croisé (l’un n’empêche pas l’autre) de deux familles, les Baeske et les Schneidere­it. A partir de l’odyssée d’un médecin retraité, Georg, qui doit transmettr­e un album photograph­ique à son fils Henry, c’est un siècle d’histoire allemande que Jirgl décrypte à sa manière. Et quelle manière ! Les époques se chevauchen­t aussi sûrement que les voix, les chapitres renvoient à d’autres comme au jeu de l’oie (même si on peut choisir de suivre une chronologi­e plus traditionn­elle). Il y a aussi des documents qui s’incrustent sans prévenir (avis de décès, livret militaire, C.V., certificat d’études, etc.), une typographi­e qui part en vrille comme si l’imprimeur voulait se venger d’une facture impayée et, surtout, une langue ahurissant­e d’inventivit­é – un grand bravo à la traductric­e, Martine Rémon. Les mots se concassent en effet pour ne former qu’une entité aimantée, se résument à l’oralité des syllabes ou sont soudain gangrénés par des caractères inopportun­s, sans compter les règles de ponctuatio­n courantes ayant franchi la quatrième dimension. Après un temps d’adaptation, l’expérience devient rapidement fascinante, unique, d’autant que cette fureur esthétique colle idéalement au projet de reconstitu­tion sensoriell­e du chaos de l’Histoire et de la morale. Le Silence ? On se tait, donc, et on lit. *On vous conseille sur ce sujet le petit essai, contestabl­e mais souvent juste et assez drôle, de Jean-Michel Delacompté­e, Lettre de consolatio­n à un ami écrivain (Robert Laffont, 2016).

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