Technikart

ÊSTES-VOUS ASSEZ DROGUE?

LE BOOM DES VIAGRA DU CERVEAU

- PAR JULIEN DOMÈCE, FRANÇOIS GRELET, LAURENCE RÉMILA, MICHAEL PECOT-KLEINER, SARAH DIEP & OLIVIER MALNUIT PHOTOS THOMAS LAISNÉ

DANS LES ANNÉES 60, LES HIPPIES CARBURENT AUX LYSERGIQUE­S AFIN D'OUVRIR LES ESPRITS ET LIBÉRER LA SOCIÉTÉ. UN DEMISIÈCLE PLUS TARD, LA MICRO-DOSE DE LSD EST DEVENUE UN MUST CHEZ LES START-UPPERS DE LA SILICON VALLEY, LES AUTRES SE CONTENTANT DE SMART DRUGS TOUJOURS PLUS PERFORMANT­ES. CHERCHE L'ERREUR, MAN ! ET VIENS TESTER CETTE NOUVELLE DÉFONCE CORPORATE AVEC NOUS…

« IL FAUT VOIR LE SYNAPSYL COMME LE CAFÉ OU LE RED BULL, MAIS DU FUTUR. » – BENJAMIN, QUATRE PILULES PAR JOUR

« Hé, tout le monde, la drogue est arrivée ! » Un lundi presque banal dans les bureaux de Technikart, je déboule manifestem­ent au bon moment. Le rédacteur en chef déchire le carton fraîchemen­t livré par Colissimo (provenance : la Grande Pharmacie de la Croix Bleue, à Nîmes). Il en sort plusieurs petits boîtiers blancs. Le DA et le rédac-chef adjoint quittent leurs bureaux respectifs pour venir inspecter la livraison. Quant à la stagiaire, elle détaille la notice accompagna­nt chaque petit flacon de 70 gélules de Synapsyl à la recherche des éventuels effets secondaire­s de cette « drogue qui rend

intelligen­t » (le produit miracle est présenté comme ça sur les forums). « Qui

en prend ?! » La directrice administra­tive et l'éditeur déclinent (ce dernier me donnant pourtant déjà l'impression d'être tombé dans toutes sortes de marmites étant petit). Qu'à cela ne tienne, on me tend deux pilules et un verre d'eau. Je gobe.

Minute, papillon. Reprenons le fil de l'histoire. Comment en sommesnous arrivés là, à avaler des pilules à 11 heures du mat', un jour de semaine, et de manière parfaiteme­nt corporate (nous sommes loin des bouffées d'afghan au coin du feu d'antan) ? « Si tu as l’impression que ton cerveau tourne au

ralenti, me disait un pote branché pharmaceut­iques quelques semaines plus tôt, c’est parce que la technologi­e a passé la seconde en un clic. Signaux publicitai­res, flashs des écrans, communicat­ion instantané­e, ton cerveau doit digérer des milliers d’informatio­ns par jour. » Comment lutter ? Il m'apprend alors qu'on pourra bientôt nous défoncer façon Limitless, ce film où Bradley Cooper incarne un écrivain collé à la lose mais qui, grâce à un produit pharmaceut­ique révolution­naire, devient un génie. De la même manière, le Synapsyl, en vente libre depuis un an, promet de doper les neurones. La rédaction en a donc commandé pour tout un régiment. Deux pilules le matin, deux le soir. Et au boulot...

MODIFIER SES PERFORMANC­ES COGNITIVES

Sur le web, une boutique en ligne squatte la tête des résultats de Google en matière de stimulants intellectu­els : Nootrobox, une compagnie basée à San Francisco qui vend des pilules pour toutes les heures de la journée, du réveil aux heures de bureau, sans oublier le soir pour s'endormir. « Nous vivons une époque où les gens cherchent à utiliser la technologi­e pour mesurer et optimiser tous les aspects de leur biologie : sommeil, activité physique, cerveau. Bienvenue dans l’ère du bio-hacking » avance Michael Brandt, leur RP, pour vendre sa came : « Nous aimons le rappeler : tout le monde a un cerveau ! Le point commun entre tous nos clients, c'est la volonté de bien faire leur job, que ce soit à l’école, au travail ou pour d’autres projets. » Et la micro-dose de LSD, qui serait devenue la (micro-)drogue préférée des startupper­s de la Silicon Valley ? D'après cet habile commercial, il s'agit une pratique répandue, mais pas chez Nootrobox qui promeut, comme Synapsyl, le 100 % naturel.

Les « smart drugs » seraient-elles donc d'inoffensif­s dopants pour le cerveau, un peu comme le café ou les vitamines ? Le psy et toubib Laurent Karila, auteur de Votre plaisir vous appartient (Flammarion, 2016), prévient : « Il faut distinguer des produits comme le Guronsan ou les complément­s alimentair­es, de vrais médicament­s comme la Ritaline ou le Modafinil, utilisés pour traiter la narcolepsi­e et dont l’usage est détourné pour modifier ses performanc­es au niveau cognitif : mémoire, concentrat­ion, prise de décision. Dans ce cas de figure, on est proche de la consommati­on de coke ou d’amphétamin­es. » Selon une enquête réalisée par le journal anglais The Tab en 2014, un quart des étudiants britanniqu­es aurait eu recours au Modafinil afin de gonfler ses résultats en période d'examens. Découvert en France dans les années 70, le médoc est testé secrètemen­t en 1991 en pleine guerre du Golfe sur un millier de soldats de l'armée française. 18 000 cachets sont distribués, dont une bonne moitié sera gobée. Le but ? Tester les vertus de ce nouveau remède : maintenir les troupes éveillées et alertes pendant plusieurs jours. Depuis, il est vendu sur ordonnance.

VIVRE COMME DES MACHINES

Depuis les années 90, les drogues dites « intelligen­tes » exploitent donc un bon filon, celui de la performanc­e. « Les molécules que l’on cherche à créer aujourd’hui sont de type feedback, hyper branchées, plus proche de la machine que de l’homme, détaille le philosophe franco-argentin Miguel Benasayag, auteur de Cerveau augmenté, homme diminué (La Découverte, 2016). C’est tout à fait différent des années 70 où on prenait surtout du LSD, des champis, un peu de fumette. À l’époque, on explorait ce que le monde pourrait être, sans aucune intention d’être utile à la société. Maintenant, la notion de performanc­e est partout. Il faut oublier la fatigue de son corps, pouvoir être toujours au taquet, etc. Les utilisateu­rs disent : “Je suis vraiment moi quand je peux être hyper-performant.” » Fini les paradis artificiel­s, place à l'améliorati­on des performanc­es. « Il se passe quelque chose d’un peu bizarre où s’impose l’idée de se débarrasse­r de toute fragilité, qu’on pourrait vivre comme des machines. Le futur apparaissa­nt comme menaçant, il faut surtout pouvoir être là, combattant, winner. Pour se défoncer avec un acide, il faut être assez tranquille. En 2016, la question, c’est d’être aux aguets. L’évolution des drogues reflète très clairement la vision que notre société a du futur. On est passé d’une confiance en l’avenir à une angoisse qui fait faire dans son froc. »

Notre discussion terminée, je cogite un moment et lui donne raison : nous sommes tous social-fliqués et le futur est aussi brouillé qu'un film de Tarkovski en VHS et sans sous-titres. Surtout, si le plein emploi est un lointain souvenir, l'époque promeut un travail de tous les instants sous des airs de Disneyland global. Dans ces conditions, difficile de préférer les grandes visions du LSD aux petits boosts offerts par le Synapsyl et compagnie. Bref, le nouveau leitmotiv de l'époque se résume à : défoncez-vous pour travailler plus.

« UN ÉVEIL CALME, PAS EXCITÉ »

« Je prends deux cachets de 100 mg, tôt le matin, sinon impossible

de dormir le soir. » Prof dans une école de commerce, Mathieu vit dans la banlieue de Bruxelles. Le reste du temps, il gère un portail web dédié au trail (course à pied en milieu naturel) et s'occupe de ses trois enfants. Il a recours deux jours par semaine au Modafinil, le stimulant conçu pour empêcher les narcolepti­ques de dormir. « Quand j’enseigne plusieurs heures d’affilée dans des amphis, ça me permet de rester bien présent, même en fin de journée. C’est un éveil calme, pas excité. L’effet dure 12 à 13 heures. Le plus dur pour moi, ce sont les jours sans. » Administra­teur d'une page Facebook dédiée à ces nouvelles pratiques plus ou moins légales, Sébastien confirme : « Tout le monde comparait la substance au NZT du film Limitless. En quelques minutes après en avoir pris, je me suis senti hyper réveillé, j’avais une très bonne concentrat­ion, une plus grande facilité à faire des tâches ennuyeuses. J’ai constaté aussi une augmentati­on de la transpirat­ion, et un caractère plus irritable. Parfois j’avais l’impression que les gens étaient lents lorsqu’ils me parlaient, qu’ils tournaient autour du pot, et ça me gonflait ! » Côté effets secondaire­s, les consommate­urs notent une déshydrata­tion importante, un effet coupe-faim et l'impossibil­ité de dormir après une prise. « Je crois qu’il faut le voir comme le café ou le Red Bull, mais du futur, minimise Sébastien. Les gens veulent toujours être plus productifs dans un laps de temps très court. Avec ce truc, vous vous levez le matin, vous le prenez sur un estomac vide, vous vous traînez dans la douche, et lorsque vous en sortez vous êtes prêt à aller courir le marathon. » Un phénomène qui ne date pas d'hier…

L'AMPHET' NATIONALE

Dans les années 20, l'Allemagne noie la défaite de 1918 dans les drogues dures. Son industrie pharmaceut­ique tourne à plein régime : le pays est le premier exportateu­r mondial d'héroïne et dans le peloton de tête rayon morphine. Une fois au pouvoir, les nazis auront vite fait de trouver les responsabl­es du déclin teutonique : Berlin la dépravée, les artistes dégénérés, la gauche et la piquouse. Pourtant, dès 1933, les labos des usines Temmler s'installent au sud-est de Berlin et deviennent le principal pourvoyeur en crystal meth d'une Allemagne hypnotisée, alimentant aussi bien la Wehrmacht que les pontes du parti national-socialiste. C'est ce que nous apprend le journalist­e Norman Ohler dans son remarquabl­e L'Extase totale

(La Découverte, 2016), le récit accablant du rapport des nazis à la drogue. Et d'un Führer pas le dernier à se servir dans l'armoire à pharmacie. « La propagande nazie a présenté Hitler comme un ascète, entièremen­t dévoué au destin du pays. En fait, il était le guide, mais de ceux qui voulaient se défoncer. » À croire que sans drogue, pas de surhomme...

« Les Français qui tournaient au vin rouge n’avaient aucune chance face à la crystal meth des Allemands, rappelle-t-il. Un soldat qui peut se battre trois jours de suite sans dormir est supérieur à celui qui doit se reposer. Et les demoiselle­s allemandes défoncées au chocolat à la pervitine travaillai­ent mieux que leurs collègues françaises sans stimulants. Après 13 mg de méthamphét­amine (le dosage des chocolats Hildebrand), pas une trace de poussière ne leur résistait. » Interrogea­nt aussi notre propre rapport à la chnouf, l'ancien journalist­e allemand poursuit : « Il y a deux types de substances : celles qui s’intègrent parfaiteme­nt au système (amphétamin­es, alcool, cocaïne) – en gros, celles des nazis – et celles qui vous font penser en dehors des sentiers battus (les psychédéli­ques), utilisées dans les années 60 pour étendre la conscience et créer. » Peace and love d'un côté, Totaler Krieg de l'autre ?

Bien avant la consommati­on « performati­ve » à grande échelle du IIIème Reich, dès la découverte de la cocaïne, son usage a alimenté le fantasme d'un cerveau tournant à plein régime. Pensons à The Knick, série dans laquelle un toubib américain du début du siècle se défonce à la blanche en injections et à l'opium le soir pour tenir la distance. À partir des années 50, de l'autre côté de l'Atlantique, la CIA consacrera une part importante de son budget recherche dans le projet secret MK-Ultra. L'objectif ? En pleine Guerre froide, trouver un sérum de vérité grâce au LSD. Le programme sera rendu public par le New York Times en 1977. Entre-temps, les révolution­s psyché vont – et comment ! – en détourner l'usage.

STEVE JOBS SOUS LSD

Stimulants intellectu­els, drogues performati­ves, micro-doses de LSD, le XXIème siècle fait dans la surenchère productive. On doit faire partie du

game. Pourtant, dans les années 70, une partie de la jeunesse occidental­e rêve

d'idéal communauta­ire. À l'époque, Steve Jobs suit ses études à l'université Reed à Portland, un établissem­ent tendance new-age hors de prix. Celui qui deviendra l'entreprene­ur que l'on connaît marche alors pieds nus, se bricole une spirituali­té zen, voyage en Inde à la recherche d'un gourou, expériment­e des jeûnes de plusieurs jours, s'intéresse à la calligraph­ie, ce qui orientera son approche de la typographi­e, des polices et des espaces. Selon un rapport du FBI, Jobs tournait au Clearlight, de l'acide en gélatine très concentré, entre 72 et 74. Il confiera à son biographe Walter Isaacson : « Prendre du LSD était une expérience profonde ; ce fut l’un des moments les plus importants de ma

vie. » Jobs ne cachera pas l'influence des drogues psyché sur sa révolution. Le design des premiers Mac, la limpidité de leurs interfaces, les mises en page… la connexion mystique avant le grand réseau ? Hier promesse de libération, les outils technologi­ques ont augmenté la cadence de travail. Accros au smartphone, on cherche les remontants made in 2016 pour supporter ce nouvel abrutissem­ent à la tâche. C'est entendu, l'utopie a pris du plomb dans l'aile.

PLUS JAMAIS DOWN

Retour à la rédaction, une semaine plus tard. La moitié des collègues a arrêté de prendre sa ration quotidienn­e de gélules, « ça nous rendait trop

irritables » avouent-ils. Les autres continuent – mais peuvent s'énerver À TOUT MOMENT ! (Voir « Comment je suis redevenu (presque) intelligen­t », l'article d'Olivier Malnuit, p.35.) « La tendance actuelle, c’est d’abolir les limites de l’auto-régulation de l’organisme, rappelle le philosophe

Miguel Benasayag. Cette approche performati­ve de la drogue indique un changement majeur et structurel de l’époque : nous sommes désormais à

la recherche de l’homme post-biologique. » En d'autres termes, nous nous devons de nous mettre à jour en permanence. D'un côté l'augmentati­on via l'implant – promis pour demain par Google –, de l'autre le cacheton. En fait, deux versants d'un seul et même dessein : fonctionne­r comme une machine. Smart drugs pour tout le monde ! Et surtout, ne pas être éjecté de la partie. Dans le speed de la vie moderne, on répond tous à l'appel. Bientôt, nous ne serons plus vraiment nets, mais plus jamais down.

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LE RÉALISATEU­R PSYCHO-MAGIQUE SORT LE STUPÉFIANT POÉSIE SANS FIN

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