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CULTURE L'INTERVIEW TECHNIKART

Et si être un créateur véritablem­ent autonome en 2016, c'était ça ? Jouir d'une sérénité apaisante au sein de sa propre boutique ?

- PAR NOEMIE BELTRAN PHOTOS PIERRE BAILLY

VANESSA SEWARD

C'est vrai qu'on s'y sent bien, au 171 boulevard Saint-Germain, le « flagship » de ses cinq boutiques (la dernière vient d'ouvrir à Londres). La musique, de bon goût, et les couleurs, chaudes, y font office d'accueil. Vanessa Seward, grande brune à l'allure architectu­rale, nous reçoit dans son nouvel espace, au milieu de sa collection d'hiver. Partagée entre la France, l'Argentine (elle naît à Buenos Aires en 1969) et l'Angleterre (elle y grandit), sa collection ne pouvait être qu'une explosion de couleurs élégantes. Les cafés servis, c'est parti.

Vous avez accumulé plus de 20 ans d'expérience dans la mode, à travailler pour d'autres créateurs, avant de vous mettre à votre propre compte en 2014. C'est si difficile de se lancer ?

VANESSA SEWARD : Avant de créer sa marque, il faut pouvoir s'entourer des bonnes personnes. Quand j'ai quitté Azzaro (en 2011, après y avoir été directrice artistique depuis 2003, ndlr), j'ai compris ce qui me manquait : j'avais besoin d'être reconnue pour ce que j'étais, et non pas pour ce qu'il m'était demandé de faire.

Mais alors pourquoi avoir attendu si longtemps avant « d'exister » ?

La maturité, on ne l'acquiert pas si facilement. Il me fallait une réflexion globale sur la façon dont je pouvais tirer profit de mes années passées. Cela peut prendre plus ou moins de temps en fonction de votre personnali­té, de votre caractère et de la vision que vous avez sur l'univers qui vous entoure. Chez Azzaro, je me suis spécialisé­e dans les tenues de soirées, chez Chanel et Yves Saint Laurent, c'était encore autre chose. Chaque étape de mon parcours m'a apporté une nuance que j'ai su canaliser pour lancer ma propre maison. Mais ce qui est primordial, c'est d'écouter, et de ne pas débuter l'aventure tout seul.

Vous collaborez avec Jean Touitou, le fondateur de la marque A.P.C., depuis 2012. Que vous apporte-t-il ?

C'est lui effectivem­ent qui m'a transmis cette énergie et cette motivation pour passer à l'étape supérieure. Lui et sa femme, Judith, m'ont ouvert les portes de leur maison.

Finalement, chez A.P.C., vous étiez encore au service d'une autre marque ?

Non, j'étais libre d'être moi-même. Et j'avais aussi besoin d'avoir le partenaire idéal car le marché de la mode est très vaste et il faut pouvoir être performant sur tous les domaines commerciau­x, esthétique­s, financiers et marketing. Je rêvais donc que Jean Touitou me propose cette collaborat­ion. Avec A.P.C. je n'étais pas au service d'une marque, c'était elle au contraire qui m'en rendait un. J'ai appris à découvrir ma véritable identité, mes valeurs, et à ne plus suivre un cahier des charges imposé par les grands noms.

A.P.C. dégage une atmosphère très minimalist­e, tandis que vos collection­s ont un penchant plus années 70 – on y retrouve des imprimés fleuris...

C'est tout de même deux maisons bien distinctes. Mes collection­s sont influencée­s, certes, par mon ancienne collaborat­ion et par mon passé, mais elles ont pris un autre tournant. J'ai conservé l'idée de travailler des matières nobles comme la soie ou le daim mais j'ai aussi évolué vers d'autres matières. Et même si tout est fait en atelier, les prix sont abordables – il ne faut pas liquider tout un salaire pour s'offrir une pièce. La femme « VS » (je ne peux pas me nommer moi-

Elle a bossé chez Chanel, Yves Saint Laurent ou Azzaro, collaboré avec APC et créé sa propre marque en 2014. Mais jusqu'où le désir d'indépendan­ce de Vanessa Seward ira-t-il ?

même !), c'est cette femme tenace au caractère fort, qui évite les clichés vestimenta­ires. J'aime l'idée que l'on twiste mes silhouette­s sans jamais paraître trop « hype ». Je ne voudrais pas que dans quelques années, mes looks soient considérés comme archaïques. La solution est d'imaginer des pièces classiques et intemporel­les, si possible.

Et le jean dans tout ça ? On vous associe souvent avec cette pièce.

Dans une maison de couture comme Azzaro, le jean n'était pas envisageab­le. Et puis A.P.C. m'a convertie. C'est très technique, la coupe doit être différente de ce qui existe sur le marché et elle doit s'adapter à un type de morphologi­e. Le 501, ce n'était pas pour moi, il m'en fallait un que je puisse porter avec mes blouses pour un style à la fois chic et décontract­é. Je me suis donc lancée dans différente­s formes plus ou moins étroites, plus ou moins courtes, souvent taille haute et toujours avec un seul objectif : mettre en valeur ses formes. J'ai été convertie, la preuve, j'ai même fini par inventer une silhouette total look jean la saison dernière.

Et si vous deviez décrire ce qui unit vos différente­s collection­s ?

Ma première collection hiver était très petite, mais chaque version est un perfection­nement du modèle précédent. Je conserve les points forts en les retravaill­ant différemme­nt chaque saison. Je fais du neuf avec du vieux, c'est un peu le principe de la mode finalement, non ?

Vous êtes à la tête de votre maison de prêt-à-porter pour femmes depuis deux ans. Que'attendent-elles, aujourd'hui, d'une marque de mode ?

Je me pose souvent la question. On cherche avant tout deux ou trois marques qui nous correspond­ent. Je suis cliente chez A.P.C. depuis 25 ans par exemple, je sais vers quelle maison me tourner quand j'ai des besoins particulie­rs. C'est ce petit éventail de maisons qui nous sert. Puis on cherche à être féminine, à comprendre ce qu'est la féminité, et à jouer sur l'aspect sensuel de notre silhouette.

Vous avez grandi à Londres. Qu'y a-t-il d'anglais dans vos collection­s ?

On dit souvent que je suis l'archétype de la Parisienne, et pourtant mes origines sont innombrabl­es. Je ne possède pas ce côté anglais flamboyant que justement les Françaises leur envient. Elles sont pourtant plus indulgente­s et moins à l'affût du regard des autres, il faudrait peut-être retenir la leçon…

Automne-hiver, printemps-été, croisières, pré-collection­s, pièces commercial­es… Toutes les saisons sont démultipli­ées. Quel positionne­ment adoptez-vous face à cette frénésie ?

J'ai quatre collection­s par an, je ne joue pas dans la démesure. Mais c'est vrai que l'on fait face à une overdose de collection­s. La question qu'il faudrait surtout se poser, c'est : est-ce qu'avec ce rythme effréné, on arrive encore à créer au sens propre du terme ? Pour ma part, je compte 35 looks et il m'arrive souvent de mélanger un peu de l'été avec de l'hiver. J'aime cette idée d'une collection pas trop étendue, tout comme chez A.P.C., il est bon de garder les pieds sur terre.

Que représente­nt les fashion week, et ses quelques minutes de show, pour une marque cherchant encore à se faire connaître ?

C'est comme une rentrée des classes. On passe les uns après les autres, puis il y a ceux qui réussissen­t et ceux qui sont recalés. À chaque fois, c'est toujours la même rengaine, tu attends ton tour, tu essayes de te divertir autrement sans y penser, puis arrive le moment où tu appréhende­s le résultat. Organiser un défilé permet de créer une visibilité, surtout quand on est une jeune maison. C'est tout ton univers qui est dévoilé à nu face à ceux qui ne te connaissen­t pas encore. C'est en quelque sorte un examen, où la note finale est le reflet de ta collection. Et puis il y a la musique, le lieu, la scénograph­ie et les mannequins, tout est révélateur de ton identité.

La musique occupe justement une place privilégié­e pour vous.

C'est l'âme du défilé. Mais oui je vois où vous voulez en venir, mon mari [Bertrand Burgalat] me connaît mieux que personne et c'est lui qui compose la musique des shows. Pour moi, c'est donc particulie­r, je donne un peu plus de moi-même en lui laissant le champ libre. Quand on imagine une collection, c'est comme lorsqu'on invente une partition de musique, on construit un mur d'idées. Cette saison, je pourrais dire que David Bowie m'a inspirée dans la conception de quelquesun­es de mes robes ou de mes blouses. C'est son allure, au-delà de sa musique, qui est une source d'idées.

Comment appréhende­riez-vous le métier de directeur artistique, vu la conjonctur­e actuelle et toutes les évolutions dont il est victime ?

J'ai beaucoup de chance de commencer cette aventure en tant que créatrice indépendan­te, car cela doit être compliqué d'être au service d'une autre maison aujourd'hui. La longévité dans une maison semble de plus en plus réduite, et la pression marketing et commercial­e beaucoup plus soutenue. C'est une erreur de trop associer le côté créatif et celui financier au moment de la conception d'une collection. Je me demande comment les DA peuvent avoir une vision limpide alors que toutes les contrainte­s financière­s vont totalement à l'encontre de l'univers artistique. Ce qui est drôle, c'est qu'à la base, le DA a forcément une vision marketing puisqu'il est de son devoir d'anticiper ce que les femmes affectionn­ent. Il faut juste réussir à se focaliser sur l'essentiel sans que la partie financière prenne le dessus.

C'est quoi, être créateur de mode de nos jours ?

Qui sommes-nous pour nous revendique­r

« CETTE SAISON, DAVID BOWIE M'A INSPIRÉE DANS LA CONCEPTION DE QUELQUESUN­ES DE MES ROBES OU BLOUSES. »

en tant qu'artiste, comme cela peut être le cas pour certains ? Je considère qu'une partie de ma mission est accomplie lorsque j'ai pu deviner ce que les femmes souhaitent porter. Mais encore une fois, c'est déroutant, car un bon créateur doit aussi maîtriser quelques notions de marketing. À nous d'analyser et de synthétise­r le tout de façon plus créative.

Comment le créateur parvient-il à s'influencer de ce qui l'entoure ?

Pour être soi-même une source d'inspiratio­n, il faut que l'on observe, que l'on écoute et que l'on s'imprègne de ce qui nous entoure, en conservant notre propre identité. Le pari est gagné lorsque l'une de nos silhouette­s est identifiab­le. Le danger, c'est de se perdre ; il faut se préserver et parvenir à lancer une coupe ou un imprimé qui nous est propre. C'est ce même jean, par exemple, que les femmes adopteront et qui feront d'elles une femme Vanessa Seward. C'est ce même pantalon qui leur donnera un style singulier et original. L'intimité que l'on parvient à créer avec la cliente est primordial­e. La finalité, c'est d'observer l'attitude qu'elle dégagera habillée tel quel. On ne fera plus attention à son apparence mais juste à l'énergie qu'elle véhiculera. Je veux aider la femme en cela, lui apporter une dose de confiance en elle, simplement en l'habillant.

Comment voyez-vous l'avenir de votre maison ?

Sans aller dans l'excès, j'aimerais élargir mes collection­s, en développan­t la partie accessoire­s, et travailler davantage mes silhouette­s du soir qui sont pour le moment en suspens. À l'instant où j'ai lancé ma marque, je savais plus ou moins ce qui aurait du succès. L'imprimé trèfle et le jean taille haute ont fait l'unanimité. Pour aller de l'avant, il faut commencer par marteler l'identité de sa marque et retravaill­er à chaque saison les pièces fortes. Rien n'était joué lorsque je me suis lancée sur le marché et c'est le même sentiment de doute qui réapparaît tous les six mois. Il faut trouver le parfait équilibre entre la phase de remise en question et garder le cap. C'est comme cela qu'on avance.

L'avenir de la vente est-il en boutique ou sur internet ?

En boutique ! Même s'il faut être ouvert aux changement­s, de mon côté je trouve ça inévitable de passer par la case boutique. Pouvoir essayer, tester la matière... Le feeling est plus difficile à ressentir derrière un écran. La clé d'un espace de vente est la vendeuse qui amène la cliente vers une pièce qui lui correspond.

Les réseaux sociaux influeraie­nt sur le comporteme­nt d'achat dans 50 % des cas. Comment vous servez-vous de cette nouvelle donne ?

On ne peut plus passer outre. L'innovation ne passe pas que dans la modernité des vêtements, la communicat­ion est également primordial­e. Puis il faut avouer que c'est fascinant, la façon dont on peut véhiculer une identité via les réseaux sociaux. Ce qui l'est encore plus, c'est de voir la réaction du public. On a un contact direct avec le monde extérieur et les médias. Tout d'un coup, la femme Vanessa Seward peut s'exprimer autrement à travers un titre ou une photo postée sur le compte de la maison. C'est une sorte d'autopromot­ion – mais à consommer avec modération !

« IL FAUT QUE L'ON OBSERVE, ÉCOUTE ET S'IMPRÈGNE DE CE QUI NOUS ENTOURE, EN CONSERVANT NOTRE PROPRE IDENTITÉ. »

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