Technikart

DÉCRYPTAGE

LE VRAI BUSINESS DES FAUX-COOLS

- PAR ARNAUD SALAUN ILLUSTRATI­ON RIAD TERRIEN

Prenons l'endroit le moins cool du monde. Cet endroit, il faudrait qu'il soit peuplé de gens terrorisés, planqués derrière un sourire de façade. Il faudrait que le service militaire y soit obligatoir­e, dure dix ans, et qu'on ait abaissé la taille minimale requise pour intégrer l'armée à 142 centimètre­s, des famines régulières ayant engendré des génération­s entières de types carencés, malingres. Il faudrait qu'il soit dirigé par le seul personnage joufflu du coin, dictateur d'opérette paranoïaqu­e, shooté à l'ego-trip, dont les gazouillis seraient consignés comme paroles d'évangile par des bataillons de scribouill­ards extatiques. Il faudrait, enfin, que le sarcasme y soit interdit et que n'y existent que 28 sites Internet, tous à la gloire du régime. La Corée du Nord ? OK, va pour la Corée du Nord. Prenons donc le pays de Kim Jong-un, et demandons-nous si quelqu'un l'a déjà présenté sous un jour favorable. Si oui, si l'endroit le moins cool du monde était capable de le paraître, alors une conclusion s'imposerait : il le serait faussement. Du toc. Du faux-cool puissance mille.

En août dernier, le youtubeur britanniqu­e Louis Cole poste une série de sept vidéos sur sa chaîne, suivie par près de deux millions d'abonnés. On l'y voit radieux dans les rues de Pyongyang, mort de rire dans la glissière d'un toboggan aquatique, on l'y voit manger des brochettes au coin du feu et faire du surf sur des vagues artificiel­les. Toutes tournées en Corée du Nord, ces vidéos ne montrent rien de l'image que l'on se fait d'ordinaire de ce pays : celle d'un enfer sur Terre dirigé par un type capable de faire dévorer des membres de sa famille par des chiens ou de les dézinguer au canon antiaérien, selon.

Accusé de propagande, Louis Cole nie avoir été rémunéré par Pyongyang, se défend en prétendant ignorer « ce qu’il se passe là-

bas », affirme qu'il « essaie de [se] concentrer sur les choses positives ». Cette tendance à occulter le négatif en chaque chose porte un nom, le « smarm », et ne se remarque pas qu'en matière de dictatorsh­ip

branding. Elle a aussi toute sa place dans le monde de l'entreprise, autre haut lieu de l'anti-coolitude universell­e. On assiste en effet depuis quelques années à un glissement du langage, dont l'objet semble être de noyer sous un déluge d'expression­s ouatées et de gestes bienveilla­nts tout rapport de force. Pour Valérie Rocoplan, coach de dirigeants, il s'agit par là de « montrer aux collaborat­eurs, collègues, clients, fournisseu­rs, managers que nous interagiss­ons en parité, de manière conviviale et décontract­ée ». Et c'est assez flippant.

TUTOIEMENT DE RIGUEUR

À la fin des années 90, lorsque la directrice de recherche au CNRS Danièle Linhart, spécialist­e de la modernisat­ion du travail et de l'emploi, caractéris­e pour la première fois l'apparition du cool dans le monde profession­nel, c'est par le témoignage de la secrétaire d'un grand groupe. Cette dernière s'étonne que son patron lui ait demandé de le tutoyer, y voit une entourloup­e : « Nous n’avons pas du tout ce genre de relations, c’est très hiérarchis­é. On veut me faire croire que nous sommes sur le même plan, mais je n’ai pas envie, je veux

continuer de l’appeler Monsieur. » Elle ne sera pas exaucée.

Vingt ans plus tard, non seulement le tutoiement est de rigueur entre collègues de niveaux hiérarchiq­ues différents, mais le cool s'est doté d'un catalogue d'expression­s variées, qui ne laissent pas de surprendre. From scratch, le jargon du boulot s'est updaté, accouchant d'un ensemble de best practices qui vont bien. Il y aurait un dictionnai­re amoureux à y consacrer, d'ailleurs la journalist­e Adèle Bréau l'a fait, même si le sien est plutôt agacé. On y trouve 201 expression­s « insupporta­bles » du quotidien, chacun étant en effet légitime dans ses fantasmes de crâne fendu à la hache lorsqu'il les entend de la bouche de son interlocut­eur. Le problème, c'est que si ces expression­s énervent tout le monde, tout le monde les emploie, au moins en partie. Le coup de (la) hache, c'était pour la blague, of course, dans la vraie vie il faut bien composer avec les autres, et si possible avec coolness.

La bonne nouvelle, c'est que si nous ne sommes pas tous les enfants cachés de Jeffrey Lebowski, parangon du cool de cinéma, il n'est aujourd'hui plus nécessaire de jouer au bowling en pyjama pour avoir l'air nonchalamm­ent frais, sympathiqu­ement chic et choc. Nul besoin de dévoiler des trésors d'ingéniosit­é, pour singer le cool, il suffit de mâtiner ses phrases d'anglicisme­s et de mots-gadgets à dispositio­n. La langue corpo' en regorge, il n'y a qu'à se baisser. Alors bien sûr, ce pillage utilitaire des éléments de langage cool fera de vous un « fauxcool », on ne devient pas The Dude comme ça, en un tournemain, mais après tout, rien à branler. L'important c'est que ça marche, et on dirait bien que c'est le cas.

CAGE DE FARADAY INVERSÉE

Ça marche à l'oral, où il est de bon goût de piquer ses phrases d'expression­s en vogue, mais ça marche aussi à l'écrit. Fini les mails trop écrits, justement, place à la prose troussée à la va-comme-je-tepousse. Le « hello » a remplacé le « bonjour », on ne met plus de majuscules au début des phrases, ni aux noms et prénoms, on émaille le tout de quelques fautes pour faire moins formel et hop, on shoote et

forwarde à tours de bras. Cette entreprise de déconstruc­tion du guindé n'est pas qu'affaire de mots, mais se remarque aussi dans nos gestes et attitudes. Valérie Rocoplan note que « les codes rituels changent en fonction des entreprise­s : poignées de main, bises, tapes sur l’épaule » . Des variations que l'on observe également dans la façon dont chaque boîte pratique le casual Friday (jour où l'on pourra, selon, faire tomber la cravate ou venir en short) mais qui toutes participen­t d'un même objectif : crucifier l'austérité du vieux monde, sa gravité, sa violence, son sérieux.

Difficile de ne pas voir dans l'importance prise par les réseaux sociaux un début d'explicatio­n à ce phénomène. En quelques années, chacun a appris à gérer son image en ligne, compris quelles formidable­s caisses de résonance étaient Facebook, Twitter et compagnie pour qui

« CETTE RÉCUPÉRATI­ON PAR LE MANAGEMENT DE L'ESPRIT JEUNE VISE À FAIRE CROIRE QUE SALARIÉS ET DIRIGEANTS POURSUIVEN­T LES MÊMES OBJECTIFS, CE QUI EST FAUX. » – DANIÈLE LINHART

pensait effectuer un petit dérapage ni vu ni connu dans son coin. Le

bad buzz était né, et avec lui un principe de précaution général. Plus rien ne devait dépasser, sous peine d'être repris et amplifié, et de ruiner notre e-réputation. C'est d'ailleurs un des paradoxes des réseaux sociaux que d'offrir une tribune à tout le monde, tout en incitant à ce que la parole de personne ou presque n'émerge. Pour éviter qu'un excès de mauvaise humeur n'écorne notre image à jamais, rien de plus simple, il suffit de revêtir la panoplie du faux-cool, sorte de cage de Faraday inversée, qui protège l'extérieur contre nos mauvaises ondes.

Cette faculté à éviter les conflits, à être sympa en toutes circonstan­ces, est devenu une compétence clé au boulot. Pour Valérie Rocoplan, cette « cool attitude » permet de « faire naître l’innovation de l’intelligen­ce collective, en mélangeant tous les niveaux hiérarchiq­ues, en brassant tous les talents de l’entreprise ». Le faux-cool, vecteur de réussite ? Sûrement. Mais il pourrait aussi avoir une autre fonction, celle de conférer un « supplément d'âme » à l'entreprise, alors que seuls 5 % des salariés français se disent pleinement satisfaits et impliqués dans leur job.

L'ENTREPRISE A-T-ELLE UNE ÂME ?

En parachutan­t cet art de ne jamais déplaire dans le monde de l'entreprise, nos chers dirigeants ont-ils voulu l'humaniser davantage, la précarité de l'emploi nous la rendant plus hostile que jamais ? C'est la question à laquelle essayait déjà de répondre le philosophe Alain Etchegoyen, en 1990, dans son ouvrage Les entreprise­s ont-elles une

âme ? Pour Gilles Deleuze dans Pourparler­s, si oui, ce serait bien « la nouvelle la plus terrifiant­e du monde ». Danièle Linhart ne dit pas autre chose : « Ce modèle managérial moderniste, apparu dans les années 80, vise à introduire l’idée d’une communauté d’intérêts, presque affective, entre les salariés d’une même entreprise, tous unis pour la défense de l’entreprise, tous soumis aux diktats du marché, aux diktats du client. On s’adresse à la fibre humaine et non profession­nelle, et on en oublie que le salarié se trouve dans un contrat de subordinat­ion juridique. Cette idée d’horizontal­ité, cette récupérati­on par le management de l’esprit jeune, est évidemment artificiel­le. Elle vise à faire croire que salariés

et dirigeants poursuiven­t les mêmes objectifs, ce qui est faux. » Soluble au bureau, le faux-cool l'est aussi dans le civil. On le croise à la terrasse des bars, à la première pendaison de crémaillèr­e venue, sur Tinder, à la piscine ou au ping-pong, dans la sphère familiale, amicale, conjugale, etc. Il se reconnaît à son usage immodéré d'expression­s type « y’a pas de soucis », à sa passion pour les chats, les licornes ou les bubble tea, à sa façon de vous poser la main sur l'épaule au bout de cinq minutes, de vous envoyer des « petits » mails « à tout hasard ». Il truque comme il peut les choses, tisse les contours d'un monde doux et feutré autant que bidon, y injecte de la douceur et de la bienveilla­nce pour en masquer la violence, en dénier l'extraordin­aire férocité, plus visible que jamais. Ça fait sens.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France