Technikart

LOOKING FOR ÉRIC

LES JEUNES ÉCRIVAINS DE DROITE DES ANNÉES 80 ONT-ILS TENU LEURS PROMESSES ? PÉCHÉ PAR PARESSE ? À L’HEURE OÙ ILS APPROCHENT À GRANDS PAS DE L’ÂGE DE LA RETRAITE SANS LAISSER D’HÉRITIERS, BILAN DANS UN BISTRO AVEC ÉRIC NEUHOFF, LE PLUS DÉCONTRACT­É D’ENTRE

- PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD PHOTOS JULIEN LIENARD

L’année dernière, Éric Neuhoff a eu 60 ans et Michel Déon est mort. Il n’est pas interdit d’y lire une concordanc­e des temps. Neuhoff, éternel gamin rigolard, ne serait-il pas passé dans la catégorie des seniors ? Pour fêter ça, il publie Costa Brava, son roman le plus ambitieux à ce jour, émouvante évocation nostalgiqu­e de ses vacances d’adolescenc­e en Espagne. L’occasion était trop belle de se retourner avec lui sur son passé, de l’asticoter sur sa carrière et celle de ses confrères des années 80, ces talents aux fortunes diverses, d’Ardisson à Nabe et d’Olivier Frébourg à Frédéric Berthet. Sa génération a-t-elle tenu bon la rampe ? Déçu ? Et où en est-elle aujourd’hui ? Ça nous faisait du pain sur la planche. Le jour dit, on retrouve Neuhoff juste à côté de chez lui, au Petit Varenne, resto sis dans la rue du même nom. Neuhoff, hilare dans sa gabardine, nous raconte qu’il habitait jadis sans l’impasse adjacente, cité Vaneau – « Eh oui, je suis un mec des cités. » On s’asseoit. Une première bouteille est commandée. On lui annonce qu’on va lui consacrer une critique positive dans Technikart. Sa réaction ? « Vraiment ? Quelle déchéance ! » Là-dessus, on pose un dictaphone sur la table – « Des enregistre­ments ? Je ne savais pas que j’avais rendez-vous avec Patrick Buisson. » On trinque à feu Michel Déon, son maître, découvert en 1973 à la parution d’Un taxi mauve, roman que lui avait offert sa grand-mère et qu’il a lu cinq fois depuis. Neuhoff : « Le pauvre Déon… Il n’est toujours pas enterré. Il a été incinéré en Irlande et sa fille a rapporté les cendres pour qu’il soit inhumé à Montparnas­se comme il le souhaitait, mais la ville de Paris a refusé. On n’est jamais déçu par Hidalgo. » Notre convive est en forme. La suite du déjeuner sera du même tonneau.

« LES DEUX CONNARDS »

Tout commence en 1974 : alors en terminale à Cahors, Neuhoff lit avec admiration Les Petits Maux d’amour, le livre que vient de publier un gosse de son âge, un certain Patrick Besson (pas Buisson). Il se dit que c’est faisable, se met à griffonner des cahiers Clairefont­aine : « C’était nul. J’envoyais mes manuscrits au Seuil, uniquement. Le Seuil, pour moi, c’était Besson ! » Après un peu de glandouill­e en prépa à Toulouse, de vagues études de lettres à Censier et un grave accident de voiture qui lui fait perdre son meilleur ami et passer un an dans une clinique, Neuhoff, par l’entremise de Jean-Marie Rouart, débute comme pigiste au Quotidien de Paris. En 1980, il rencontre enfin son compère Besson au Cluny, le célèbre café devenu pizzeria plouc. En 1982, il publie son premier roman, Précaution­s d’usage. Un tas de nouveaux écrivains de droite éclosent. Déon, Jean d’Ormesson, François Nourissier et Bernard Frank les défendent. Gérard Guégan est moins emballé – « Il nous des-

« SON FANTASME, C'ÉTAIT QU'ON FORME UNE SORTE DE RAT PACK DE LA JEUNE LITTÉRATUR­E DE DROITE FRANÇAISE. » – MARC- ÉDOUARD NABE

cendait. Besson et moi, il nous avait surnommés “les deux connards”. Ça nous est resté, on s’appelle toujours comme ça entre nous. » Une tête brûlée à gros melon déboule dans le jeu de quilles : Marc-Édouard Nabe. En 2010, dans L’homme qui arrêta d’écrire, au cours d’une scène où il croque tout le milieu littéraire, Nabe se souvient : « Je sais ce qui lui aurait plu à Éric, c’est qu’on forme à nous trois avec Patrick, lui et moi, une sorte de Rat Pack de la jeune littératur­e de droite française. C’était son fantasme ça, Frank Sinatra, Dean Martin et Sammy Davis Jr. Avec moi dans le rôle du petit moche borgne et noir bien sûr. Un trio déconnant en show permanent, viril et alcoolisé, jamais à court de blagues et de bons mots. » Au Petit Varenne, Neuhoff est moins sentimenta­l : « Nabe ? Je l’ai perdu de vue. Enfin, je ne l’ai jamais tellement vu. On se croisait dans des cocktails et des soirées… » Dans les années 80, il traîne surtout avec Besson et Denis Tillinac, sort au Bus Palladium et aux Bains Douches. On imagine mal Tillinac aux Bains, Neuhoff confirme : « Je l’avais emmené chez Castel. Quand nous en étions sortis, à 6 heures du matin, il m’avait dit : “Où est-ce qu’on va boire ? Je ne peux pas boire sérieuseme­nt quand il y a de la musique.” » Jeune trentenair­e, Neuhoff crée avec Ardisson chez Albin Michel la revue Rive droite. En décembre 89, il participe au réveillon organisé par les

éditions du Rocher au Meurice. Avant une fête pas possible, neuf auteurs s’enferment pour pondre un texte. Ça donnera le recueil Dix ans pour rien ?, qui sort le mois suivant. Au sommaire, outre Neuhoff : Ardisson, Nabe et Besson, mais aussi Frébourg, Jean-Michel Gravier, Jean-René Van der Plaetsen, Alain Bonnand et Frédéric Berthet. On questionne Neuhoff sur ses collègues. Ce triste sire de Bonnand ? « Je l’avais oublié, celui-là ! On le connaissai­t moins bien. Il était spécial, plutôt bon écrivain, un drôle de gars. Il avait un physique particulie­r. Il aimait les jolies filles, alors ça créait des problèmes… » Berthet, désormais considéré comme le génie du lot ? « Il est devenu culte. C’est chafouin, parce qu’il est mort. Il a triché ! C’était vachement bien, ce qu’il écrivait... Lui était très pince-sans-rire, un peu compliqué, très bon vivant, trop, il en est mort. Maintenant, je suis quelqu’un qui a connu Berthet… Je l’avais rencontré par Sollers, qui m’avait dit que son livre Simple journée d’été me plairait. Il était normalien, attaché culturel à New York, je pensais qu’il m’emmerderai­t. La première fois que je l’ai vu, on avait rendez-vous au bar du Pont Royal à 6 heures du soir. On s’est quitté à 2 heures du matin, il ne savait plus où était sa voiture… » Neuhoff aurait-il lui aussi des pépins de

« TRÈS FORT DANS L’ENTOURLOUP­E »

mémoire ? Non. C’est notre faute : on pensait tous ces gens copains comme cochons, soudés pour tout casser ; ils étaient en fait simples compagnons de route, roulant chacun pour soi. Les années 90 sont celles de la reconnaiss­ance et du succès. Remarié, Neuhoff devient père de deux fils. En 1997 et 2001, il décroche coup sur coup le prix Interallié et le Grand Prix du roman de l’Académie française avec La Petite Française et Un Bien fou, deux romans vendus à 70 000 exemplaire­s. Installé aux jurys de tout un tas de prix (Interallié, Nimier, Décembre, Fitzgerald, on en oublie…), prenant la vie du bon côté, il trace paisibleme­nt sa voie, à l’anglaise. Autour de lui, ça s’éparpille : Ardisson est happé par la télé et Van der Plaetsen par le journalism­e, Bonnand disparaît en Syrie, Gravier et Berthet cassent leur pipe, Frébourg monte la maison d’édition des Équateurs, Nabe se marginalis­e peu à peu. Et tout ce beau monde se retrouve coiffé au poteau par un petit frère au grand menton nommé Beigbeder. Beig’, tiens, voilà ce qu’il écrit sur Neuhoff dans Premier Bilan après l’apocalypse : « Il faut bien que quelqu’un se

MARION COTILLARD ? « QU'ESTCE QUE LES AMÉRICAINS LUI TROUVENT ? C'EST VRAIMENT LA CAISSIÈRE DU MONOPRIX. »

dévoue pour le dire : et si sa douzaine de bouquins bâclés et flemmards, agaçants et nonchalant­s, ces romans, ces chroniques, ces souvenirs, ces hommages, et si tout cela finissait par constituer une… oeuvre ? Beurk, dira-t-il. Quel gros mot. Comme tous les vrais dandies, Neuhoff refuse de se faire remarquer. Désolé, old sport. » Eh oui, n’en déplaise à Chevillard qui l’avait étrillé dans Le Monde des livres à la sortie de Mufle, Neuhoff a une bibliograp­hie qui se tient. Si elle est inégale (sa bio trop vite torchée de Sinatra !), elle aligne un tas de volumes qu’on lit et relit avec plaisir : Un Triomphe, Nos amies les lettres, Comme hier, Champagne !, Pension alimentair­e, Les Insoumis… Avec les soutiens qu’il y a, on verrait bien Neuhoff Quai Conti. Dans un air las et je-m’en-foutiste à la Bernard Frank, attaquant la deuxième bouteille de vin, il repousse l’idée : « L’Académie ? Ça ne me tente pas du tout. Mais je suis prêt à aider un tas de gens à y entrer dans la mesure de mes faibles moyens. Besson, c’est râpé… J’aimerais bien que Beigbeder y aille, l’envie lui viendra. Et Ono-dit-Biot va vouloir y aller, je sens. » Au lieu de cirer les souliers de Finkielkra­ut ou Rinaldi, Neuhoff soigne les critiques de romans anglo-saxons qu’il signe dans Le Figaro littéraire et la chronique qu’il tient tous les weekends dans Le Figaro Magazine, poilante une fois sur deux. Surtout, il se consacre à son vrai métier, celui qu’il rêvait d’exercer ado quand il lisait Jean-Louis Bory : critique de cinéma. Sur le sujet, il est intarissab­le, et, derrière ses papiers parfois potaches, un érudit fin et passionné. Que ce soit à la télé jusqu’à l’année dernière (au Cercle) ou à la radio (au Masque et la Plume), il nous fait toujours marrer quand il froisse d’une blague bien sentie le mauvais bon goût de la gauche culturelle. C’est un authentiqu­e schnock, Neuhoff, le tonton goguenard qu’on est heureux d’avoir au bout de la table pour détendre l’atmosphère. Ce jour-là, alors que la salle se vide, il s’en donne à coeur joie, « sensible et doux comme un joueur de rugby » . Hervé Guibert et Christine Angot ? « Doit-on choisir entre la vérole et la syphilis ? » Marion Cotillard ? « Elle est idiote, même pour une actrice. Ça fait peur. Qu’est-ce que les Américains lui trouvent ? C’est vraiment la caissière du Monoprix. » Mazarine Pingeot ? « Ses romans sont interdits par la médecine. » Max Pécas ? « Bien meilleur que Polanski ! » Olivier Assayas ? « Nullissime. » Doillon ? « Même la presse française n’en veut plus. » Le cinéma de chez nous en général ? « Que des peignes sales en têtes d’affiche ». Les César ? « C’est la fine fleur des épluchures, c’est indigent. » Jean-Pierre Mocky peut aller se rhabiller… Dans un milieu littéraire et journalist­ique plombé par le sérieux, cette légèreté fait du bien. On resterait des heures à écouter ses anecdotes sur Sagan ou Modiano – « Il est très fort dans l’entourloup­e, ce n’est pas du tout un rêveur. Encore un fou qui connaît l’horaire des trains. » Hélas, il n’y a plus d’autres clients que nous et le resto doit fermer. On se retrouve sur le trottoir. Après une franche poignée de mains, Neuhoff repart rue de Bellechass­e comme il était arrivé, en rigolant. Voilà un chic type. Le déjeuner était bon, en plus. Il faudra remettre ça.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France