DESIR ZERO
LA ROMANCIÈRE, AUTEURE D’UN JOUISSIF L’ABANDON DES PRÉTENTIONS CETTE RENTRÉE, NOUS PROPOSE UN FUTUR FAIT D’ATTIRANCE ASEXUÉE.
Il n’avait jamais fait l’amour et n’entendait pas le faire un jour. Le désir ne lui en était jamais venu et il ne s’en plaignait pas – intimement convaincu qu’il n’avait rien à faire de ce monde de sexualité inquiète ou tapageuse. Les formes érotiques du contemporain l’ennuyaient, ne lui suffisaient pas peut-être. Lui étaient d’une autre époque, ultérieure et indifférente à la nôtre, où Meetic était un site préhistorique et YouPorn, une plateforme désuète. Thomas venait d’un futur lointain et asexué.
RITES SENSUELS DES ADOLESCENTS
Nous partagions la même classe en terminale, la même promotion à l’université, et je me souviens de lui comme d’un renard anémique ayant creusé son terrier au fond d’une classe. C’était un beau garçon à la mâchoire dessinée, aux dents blanches et bien alignées. Un consciencieux aux lunettes de Bill Evans et aux tibias planqués sous des pantalons blancs. Son regard sérieux humiliait notre insouciance générale et son désintérêt pour toute discussion genrée, toute blague de cul et, plus généralement, toute proximité avec les corps (il n’appréciait ni les mains que l’on serre ni les têtes posées sur les épaules, pas plus les tope-là que les tapes sur la tête) lui imposait une solitude qui ne l’aurait pas tellement gêné si elle n’avait été moquée.
La cruauté de l’adolescence, plus discrète que celle de l’enfance, n’en est pas moins blessante. Je me souviens des airs de mafieux russe que prenait tel garçon pour charger telle fille d’agripper l’entrejambe de Thomas afin de « vérifier si ses parties étaient toujours en état de marche ». Me reviennent aussi la création du douteux groupe Facebook « Je ne suis comme St Thomas, je ne crois qu’au cul que je vois » et, le pire peut-être, l’épisode du sextoy fourré dans son sac. Mais si ces anecdotes féroces me sont restées, on retient mieux les images, je sais toutefois qu’elles comptaient moins, dans l’économie des vexations exercées sur Thomas, que les jugements invisibles et barbares qui circulaient en continu entre l’ensemble de la classe et le jeune asexué. Chaque jour, l’écart érotique de Thomas posait problème au corps commun.
Si encore il avait fumé, s’il avait été un amateur de rhum, un « enjailleur »... le pétard partagé, la fiole transitant de lèvres en lèvres, les cigarettes qui s’embrasent réciproquement, toutes ces pratiques ouvrent à des rapports physiques alternatifs – auxquels Thomas se soustrayait. Se rendant, par délicatesse, aux bals de promotion et autres cérémonies sociales, il n’allait toutefois jamais jusqu’à prendre part au jeu de la bouteille, aux chenilles ivres ou à l’avachissement d’après minuit. Dans ces orgies d’enfants à peine mangeait-il, lui dont les jambes flottaient dans ses pantalons comme deux branches perdues dans leur rivière. Les rites sensuels des adolescents le laissaient froid et, à 18 puis bientôt 20, 21, 22 ans, le physique n’était définitivement pas son affaire. Et nous allions finir par l’entendre, tant il est vrai que l’on peut tout accepter des belles
personnes.
« DEMI- SEXUEL ? »
L’absence d’attirance sexuelle constitue une orientation à part entière, un mouvement non-libidoïste tenant davantage de l’oubli que de l’ascèse et qui peine à se faire entendre quand il représente pourtant, on nous a dit et répété ce chiffre, un pourcent de la population. Sherlock Holmes, John Ruskin ou Isaac Newton en étaient notamment, dont le dernier, au sexe, préférait caresser ses chats – chose que l’école ne nous apprend pas. Des associations pour la visibilité asexuelle existent pourtant, machine à faire la guerre aux tabous et à permettre, peut-être, aux sans-sexe de se rassembler, de s’écouter, de pratiquer la blague. « Comment faire face à la drague ? » ; « Peut-on être demi-sexuel ? » ; « Lord Varys de Game
of Thrones est-il eunuque ou asexuel ? » ; autant de questions à piocher sur le forum anglophone qui accompagne l’élégant Acitizen.fr, site de rencontre permettant aux puceaux et pucelles romantiques, ceux que le sexe fatigue mais que l’amour inspire, de se retrouver, de flirter, et pourquoi pas, au bout du chemin, de se découvrir ensemble « autochorisexuels » : plus attirés par les personnages fantastiques que par les humains.
Thomas appartenait-il à l’une de ces communautés ? Je nous revois lui poser la question, les lèvres violacées par la vinasse, une nuit de nos 22 ans. Était-il bi, pan, a-romantique ? Est-ce qu’on l’excitait ? Ainsi l’avions-nous interrogé sans tact, nous qui, le connaissant depuis un moment désormais, n’en étions pas moins gauches. Si difficile, d’envisager d’autres vies que la sienne. Heureusement, lui s’en foutait. Avec l’âge et à défaut d’avoir appris à faire l’amour, Thomas s’était exercé à l’humour. Face à nos airs contorsionnés, il restait là, aérien et sincère, son chaleureux refus de tourner au second degré ce qu’il éprouvait au premier lui conférant d’ailleurs un charme inaltérable. Avec les années, nous avions appris à l’admirer. Comme s’il avait un coup d’avance sur nous, et que la dernière des révolutions sexuelles consistait à se libérer de toute injonction au coït. Diversité maximale des possibles, jusqu’à concevoir le degré zéro du désir. Plus de comptes à rendre. Délestés de toute peur du jugement, face à lui, nous osions dire nos rêves érotiques les plus banals, un baiser à l’angle d’un kiosque, comme nos fantasmes les plus magiques, une sodomie près des licornes. Chacune de nos bizarreries intimes l’égayait.
PAPE DE PROXIMITÉ
À la cafétéria où nous étudiions parfois, on entendait au loin son rire. Celui-ci n’avait rien de la crispation hystérique ou du gloussement social, il n’appartenait ni aux ricanements hiérarchiques ni à la blague potache, non, la gaieté de Thomas était pure ; le jeune homme semblait émerveillé par les tics érotiques, érotomanes ou érodéceptifs de ses pairs. Amusé, il nous observait avoir peur de l’amour au cinéma ou nous enorgueillir d’une masturbation au musée comme un historien ausculte les rites d’un monde ancien.
La vie aimant les paradoxes, plus Thomas dédaignait manifestement nos rites d’approche, plus nous lui succombions. Inconsciemment d’abord, puis de plus en plus délibérément. L’élégance aphrodite de son visage additionnée à la spiritualité de son écoute et à l’indépendance de son pénis ensorcelait les jeunes diplômés en sciences humaines que nous devenions. Ajoutez à cela qu’il était
IL ÉTAIT UN PAPE DE PROXIMITÉ, INACCESSIBLE ET HUMAIN. EN LUI MÊLÉS, LE SEX- APPEAL DE LA FEMME MARIÉE ET LA GRÂCE DE L’ÉPHÈBE.
major de promotion. St Thomas, inconcevablement beau et extravagamment vierge, avait troqué la figure du bouc émissaire pour celle d’un messie moderne et la lumière bordant la machine à café faisait autour de son crâne comme une auréole – du moins aimait-on le penser, en quête d’un folklore parfait.
Il était un pape de proximité, inaccessible et humain. En lui mêlés, le sex-appeal de la femme mariée et la grâce de l’éphèbe. Quelque chose du personnage mythique, prophète d’un théorème pasolinien que chacun désire et à qui tous s’abandonnent, mais ici sans acte – et cette impossible clôture du désir en rendait l’objet plus sacré encore. Nous pouvions aimer Thomas comme on rend un culte à une divinité, sans crainte que cet amour ne soit un jour entaché d’une coquille sexuelle, d’une bourde amoureuse. On pouvait l’aimer sans défi et sans peur, comme on aime un tableau ou un personnage de série, une rockstar ou un écrivain. Et, à défaut de ne jamais pouvoir, avec lui, communier dans l’intimité des corps, on s’adonnait au partage spirituel : on s’écrivait.
J’ai eu des nouvelles de lui récemment, point de départ de ce texte. J’ai vu son visage sur des écrans, d’abord, ses petites dents conquérant le coeur des cinquantenaires et des enfants. J’ai observé son ascension médiatique et noté cette manière qu’il a de parler très bas pour donner du poids à ses phrases, les trouant de silences de sorte à ce que nous ayons le temps de nous y immiscer – dialogues dont vous êtes le héros. Je l’ai observé séduire. J’ai fixé son regard en première page des journaux comme vous l’avez fixé peut-être. Amusée de sa présence dans ces sphères mais pas surprise au fond, j’ai voulu reprendre contact avec lui et qu’il me raconte ; comme vous, j’aime les histoires. Son adresse ne fut pas difficile à trouver, celle des gens connus le sont moins qu’on ne le pense. Après un court troc de souvenirs, donc, j’ai pu lui demander si, sous pseudonyme évidemment, je pouvais raconter l’histoire de sa sexualité fantôme. L’outer, comme on dit. Il m’a répondu qu’on ne le reconnaîtrait de toutes façons pas et, quand bien même, qu’on n’y croirait pas, à sa virginité de 30 ans. Personne n’envisage possible une indifférence au sexe aujourd’hui. C’est ce qu’il m’a dit. Demandez autour de vous. Le moyen le plus fiable pour garder un secret, c’est d’en parler : aucune chance de plausibilité. D’accord j’ai dit, et j’ai souri. Sans bien savoir quoi en penser.