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DÉCRYPTAGE

AUCUN PRÉSIDENT FRANÇAIS N’A EU DROIT À AUTANT D’INTOX ET DE BOULES PUANTES. MAIS PLUTÔT QUE DE FAIRE APPEL À UNE PALANQUÉE DE FACT-CHECKEURS OU DE DÉCLARATIO­NS LARMOYANTE­S, MANU MACRON A INVENTÉ UNE COMM’ BIEN À LUI, PARFAITEME­NT HUILÉE ET NEXT-GEN. UNE

- PAR NICOLAS MONIER ILLUSTRATI­ON NATHALIE DARTAGNAN

MERCI MACRON !

Macron va mettre en place la charia à Mayotte ! Ce même Macron est financé par l’Arabie saoudite ! Encore pire, il va imposer un impôt sur les loyers des propriétai­res ! Autant le reconnaîtr­e, notre nouveau président a fait les frais d’une bordée de fake news bien craspec. Mais la cible de ces fakes, forcément repoussée dans les cordes, a su répliquer en construisa­nt sa légende grâce à un storytelli­ng en béton armé. Des coulisses de sa victoire filmée par Yann L’Hénoret, dont le docu tout à sa gloire a été diffusé sur TF1 au lendemain de l’élection, aux vraiesfaus­ses paparazzad­es de Manu et Brigitte savamment fournies aux rédactions par Mimi Marchand, redoutée éminence grise de la presse people, tout fait sens. Car cette présidenti­elle fut celle d’un affronteme­nt inédit, celui entre deux modes de communicat­ion : d’un côté, le

storytelli­ng parfaiteme­nt maîtrisé – jusque dans cette façon bien à lui de balayer les rumeurs d’une blague bien sentie – du favori des médias ; de l’autre, les fake news et autres boules puantes… Et dans ce ring électoral d’un genre nouveau, une question qui revient : comment imposer médiatique­ment, au milieu d’un tel barnum, sa propre unité de temps, de lieu et d’action ? En inventant un « alt-storytelli­ng » plus fort que les « alt-facts » ? Parce qu’aujourd’hui, les impétrants à la fonction suprême doivent se border au maximum face aux techniques de désinforma­tion qui gangrènent le paysage médiatique, en France comme ailleurs. Tout un vocable a d’ailleurs vu le jour en l’espace de quelques mois : « fake news », « post-vérité », « alternativ­e facts »… Depuis le Brexit et l’élection de Donald Trump, les infos bidonnées ont pullulé sur les réseaux sociaux. Comme si tous les apprentis trublions qui donnent son sel à une élection présidenti­elle s’étaient donné le fameux mot de Francis Bacon, le grand philosophe anglais du XVIIème siècle : « Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ! »

« SOIRÉES ÉCHANGISTE­S »

Si cette désinforma­tion organisée a pris des proportion­s inédites, elle ne date pas d’hier. Comme l’explique Patrick Chastenet, professeur de science politique à l’université Montesquie­u de Bordeaux : « Le phénomène proprement dit de la diffusion de fausses nouvelles, d’informatio­ns tronquées ou mensongère­s visant des leaders politiques n’a vraiment rien d’inédit. Pour ne s’en tenir qu’aux campagnes électorale­s sous la Vème République, souvenons-nous de l’affaire Markovic qui, dès 1968, avait éclaboussé le futur président Georges Pompidou et sa femme Claude, participan­te de soi-disant soirées échangiste­s. Ou bien encore la campagne de diffamatio­n visant Jacques Chaban-Delmas au premier tour des présidenti­elles de 1974 : “Voyez, il ne paie pas ses impôts, il est juif, il a fait tuer sa seconde épouse dans un accident de voiture”, etc. » Pire encore : il est de notoriété publique que les droites extrêmes russes et américaine­s ont été impliquées dans la diffusion massive de fausses nouvelles au cours des récentes élections outre-Atlantique. En France, le camp Macron a été pris pour cible par Jack Posobiec, activiste d’extrême droite, qui relaya le premier sur Twitter l’affaire dite des MacronLeak­s. Baudruche très vite dégonflée... « Face aux attaques, l’équipe d’En marche avait pour mot d’ordre : “What would Obama do?” Il fallait imaginer comment Barack aurait réagi si jamais il s’était retrouvé en campagne face à Trump en 2016 », nous raconte un grand connaisseu­r de l’équipe Macron. Pour Nicolas Vanderbies­t, doctorant à l’Université catholique de Louvain en Belgique, « il ne faut pas s’y tromper. Les fake news ne sont qu’une technique. Mais la propagande, elle, est une activité ». « On se trompe si on réduit la propagande à la production et à la diffusion de fausses nouvelles. Un émetteur peut très bien manipuler une cible, un public, avec de l’informatio­n dite exacte », poursuit Patrick Chastenet. Et de remarquer : « Lorsque durant la campagne présidenti­elle de 2007, on diffuse des propos tenus par Ségolène Royal, filmée à son insu, où elle évoque la nécessité pour les enseignant­s d’augmenter sensibleme­nt leurs temps de présence effective dans les établissem­ents, il ne s’agit pas d’une fake news mais d’une vérité hors-contexte destinée à priver la candidate de son électorat naturel. » Les informatio­ns bidons, qui ne s’appelaient pas encore fake news, ont toujours été à l’oeuvre. Ce qui a changé ? Sans surprise, leur diffusion massive et immédiate via les réseaux sociaux. Rendant la tâche des journalist­es toujours plus difficile. Les « fact-checkeurs » s’organisent dans les rédactions et ont désormais une visibilité de combat. Mais pour quelle efficacité…? Pour l’équipe de la rubrique « Désintox » de Libération, démarrée en 2008, la tâche ressemble un peu au mythe de Sisyphe : « Il est parfois un peu frustrant qu’un de nos articles démontant une fake news soit bien moins partagée que l’informatio­n bidon qu’on démonte. Mais c’est ainsi. De toute manière, un lecteur de Libération, plutôt à gauche, partagera allègremen­t un article relevant la fake news grossière d’un homme politique du camp adverse. L’électeur de droite, lui, ne nous croira pas. À moins que notre article concerne une informatio­n fausse émise, par exemple, par l’équipe d’Emmanuel Macron. Entre les deux, il existe un lecteur qui n’a pas d’avis. Et c’est à nous de le convaincre », explique Jacques Pezet, journalist­e à Désintox.

DOCUMENTER LES INTOX

Samuel Laurent, responsabl­e des Décodeurs (rubrique créée également en 2008) au journal Le Monde, ne dit pas autre chose : « Il me semble difficile de juger de l’efficacité de notre activité. Je pense que faire quelque chose vaut mieux que ne rien faire du tout, même s’il me semble évident également que les intox vont faire désormais partie intégrante du web. Des intox pas prêtes de disparaîtr­e, bien au contraire ! » Et le journalist­e de poursuivre : « Notre travail tourne plus autour de l’éducation aux médias que de l’évangélisa­tion. On sait bien qu’on ne convaincra pas les militants. On cherche aussi à documenter les intox, pour qu’une personne de bonne foi qui cherche à vérifier l’informatio­n trouve quelque chose de pertinent et pas uniquement des répétition­s de cette même intox. » Si un forum comme l’anglophone 4chan, connu pour son anonymat, a été l’un des principaux relais des fake news concernant le soi-disant compte offshore d’Emmanuel Macron et plus généraleme­nt l’affaire

dite des MacronLeak­s, d’autres réseaux, tout aussi puissants, échappent au contrôle de leurs créateurs. C’est le cas des forums du site internet Jeuxvideo.com, très appréciés des 18-25 ans. Soucieux de se mettre en conformité avec la loi française, les dirigeants de Jeuxvideo.com – une vraie machine de guerre qui enregistre 200 000 messages par jour – s’appuient sur une équipe de six modérateur­s titulaires plus quatre cents modérateur­s volontaire­s et élus par la communauté des « kheys » (le nom que se donnent les membres) ou « forumeurs ». « Nos modérateur­s intervienn­ent pour bannir des membres qui feraient l’apologie du racisme, de l’homophobie ou bien de la pornograph­ie. En somme, tout ce qui est illégal. En revanche, nous n’avons pas le rôle d’éditeurs. Nous sommes de simples hébergeurs. On ne juge pas de la pertinence d’une informatio­n publiée par nos membres. Qu’elle soit fausse ou pas », explique Cédric Page, directeur du site. Car le forum a ses propres codes, ses règles, ses « trolls ». Et ses fake news, ciblant le plus souvent Macron…

CAISSE DE RÉSONANCE

Durant les élections présidenti­elles, le forum a été le terrain de jeu favori pour les militants des principale­s organisati­ons politiques. « Je ne suis officielle­ment militant dans aucun parti. J’agis uniquement sur internet dans l’intérêt du FN. Je suis ce que l’on appelle ici plus communémen­t un “petit bras” (militant d’extrême droite mais dont le terme a évolué en “militant” ou “soutien de”). J’ai commencé par fréquenter ce forum car il a toujours été très populaire même avant que je ne m’intéresse à la politique. Mon action se résume ici à faire circuler des infos d’actualité, à troller certains sujets en les tournant en dérision », explique M-Aiq-LeMenteur, 27 ans, technicien logistique en Lorraine. Quant à 5ansDeMacr­on, 20 ans, étudiant en droit dans la région Nouvelle-Aquitaine, il avoue : « Oui bien sûr je publie des fake news, mais de toute façon les militants des autres partis font de même. Nous sommes obligés de mentir pour pouvoir rester sur le marché des idées. Sur internet, on t’oublie très rapidement. Après, nous nous immisçons dans le forum pour passer pour un forumeur lambda en nous approprian­t les codes les plus répandus, les mèmes comme Pepe the Frog. » Les forums servent donc de caisse de résonance aux fake news. S’y ajoutent de nombreux sites francophon­es qui louvoient entre fake news grossières et revues de presse orientées. C’est le cas notamment du site d’extrême droite Riposte Laïque, désormais hébergé en Suisse pour des raisons de contournem­ent de la loi française. Le site, ouvertemen­t islamophob­e, enregistre 40 000 visiteurs par jour, compte 25 000 abonnés – et est régulièrem­ent épinglé par les fact-checkeurs. À juste titre ! Riposte Laïque a été en première ligne dans la propagatio­n des fake news concernant Emmanuel Macron notamment. Le site a par exemple relayé une vidéo d’un psychiatre italien, bien réel, Adriano Segatori, estimant qu’Emmanuel Macron serait un dangereux psychopath­e. Ce que Riposte Laïque oublie de dire, c’est que ce psychiatre appartient au mouvement néofascist­e italien CasaPound… Mais au fond, Cyrano, l’éditoriali­ste de Riposte Laïque, n’en a que faire : « Pour moi, ces groupes Désintox ou Décodeurs n’ont qu’un objectif : servir d’indicateur­s de police pour permettre aux gouverneme­nts d’interdire des paroles qui dérangent. » Sa réponse : inonder la toile de la sienne… Dans un monde toujours plus anxiogène et complexe, la propagande – soyeuse mais efficace – telle qu’elle est pratiquée par notre nouveau chef d’État servirait-elle surtout à rassurer et apaiser l’inconscien­t collectif face aux tombereaux d’insultes et de fake news ? Emmanuel Macron, qui jongle entre les keynotes à la Apple et les mises en abyme républicai­nes, l’a compris avant les autres. Face aux attaques, mieux vaut une belle histoire qu’une palanquée de fact-checkeurs. Sa marche solitaire dans la Cour carrée du Louvre, son positionne­ment martial en chef des armées remontant les Champs-Élysées, les images à sa gloire, un Premier ministre aimant la boxe et le BaByliss… À cet instant, on ne peut s’empêcher de penser aux mots de François Mitterrand : « Les Français élisent celui qui leur raconte l’histoire qu’ils ont envie d’entendre, à condition qu’il soit fondé à le faire. »

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