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ÊTES-VOUS SEXUELLEME­NT BANKABLE ?

PASSÉE EN CINQUANTE ANS DE L’AMOUR LIBRE À LA LIBÉRALISA­TION DU SEXE, NOUS NOUS HEURTONS AUJOURD’HUI AUX PARADOXES DU NOUVEAU CAPITALISM­E SEXUEL. JUSQU’À LA PROCHAINE RÉVOLUTION DU SLIP ?

- PAR BLANDINE RINKEL, NICOLAS MONIER, FLORA MEAUDRE, LÉONTINE BOB, LAURENCE RÉMILA, YAN CÉH

PHOTOGRAPH­E LAURA MARIE CIEPLIK ASSISTANT PHOTO THOMAS VINCENT HAIR YUMIKO HIKAGE MAKE-UP ANNE VERHAGUE MODELS LILA CARDONA @ FORD LEEROY ROZAN @ ELITE REMERCIEME­NTS LEJABY (ELLE), VILEBREQUI­N (LUI) SELON UNE ÉTUDE, LES INDIVIDUS NÉS DANS LES ANNÉES 1990 AURAIENT MOINS DE RELATIONS SEXUELLES QUE LEURS AÎNÉS AU MÊME ÂGE.

Il y eut jadis la parenthèse enchantée où l’on revendiqua­it le « droit au plaisir », où « l’amour libre » figurait un impossible idéal et où la subversion consistait à enjoindre les prolétaire­s de tous les pays à la caresse. Il y eut un temps où la libération sexuelle intégrait une logique de lutte. Désormais tout un chacun s’adonne aux caresses, et la libido a fini d’être complèteme­nt avalée par le marché, au point d’en être devenue la clé de voûte – le droit au plaisir faisant ici et là figure de devoir, par exemple quand après avoir commandé en ligne un objet, c’est un homme qu’on vous suggère de précipiter dans un caddie (voir le logo

de AdopteUnMe­c.com, ndlr). Du sexe libre à la libéralisa­tion du sexe, une nuance seulement, mais une nuance cruciale, et qui n’aura pas échappé à la génération de la fin de l’alphabet, paradoxale­ment lassée du X à tout prix. SEULEMENT À PARIS

Ses doigts baladés entre Tinder, Grindr, Once ou Happn, on aurait pensé que la libido de « la génération d’après » allait exploser, que tous les verrous sauteraien­t et que les aînés, ceux de 68, passeraien­t pour coincés du. On se serait trompé. Les études à ce sujet convergent : si ceux nés après la chute du mur sont plus savants et ouverts au sexe que jamais, les moins de 30 ans n’ont pourtant pas la queue si folle.

Selon une étude parue dans les Archives of

Sexual Behavior en 2016, les individus nés dans les années 1990 auraient moins de relations sexuelles que leurs aînés au même âge, le nombre de lycéens se déclarant vierges étant passé de 46 à 59 % entre 1991 et 2015, et les 18-25 ans affirmant avoir connu 8 partenaire­s sexuels dans leur vie, contre 11 pour leurs parents (mais, la perspectiv­e ne nuit jamais, 2 pour ceux nés dans les 1920’s). En France,

À L’ÈRE DES EGOS ROIS, ON FERAIT MOINS L’AMOUR, MAIS ON LE FERAIT MIEUX.

un ambitieux sondage initié par Twenty Magazine confirmait récemment cette tendance : la fellation ? « Passée de mode. » Le sado-masochisme ? « Weird. » Le cunnilingu­s pendant les règles ? « On

n’est pas des vampires. » Et si la fesse demeure consensuel­le, la gifle ou la morsure ne feraient plus vibrer. Quant à la masturbati­on entre amis, n’en parlons pas, ou alors seulement à Paris*, dernière ville où le gang-bang n’est pas considéré comme l’apanage des quadragéna­ires.

Si, à l’heure de Jacquie & Michel, L’Empire des sens paraît bien has-been et si les teen-parties auront bientôt tout à fait supplanté les partouzes, ce n’est pourtant pas que nous soyons devenus plus prudes, mais au sexe effréné et insistant préférons le « hook-up », pratique plus vaporeuse consistant littéraire­ment à s’accrocher à n’importe qui en soirée, c’est-à-dire à embrasser qui vous voudrez, à coucher sans engagement et souvent, aussi, anonymemen­t – 44 % des Parisiens affirment avoir déjà fait l’amour sans connaître le prénom de leur partenaire. C’est qu’amour et sexe n’appartienn­ent plus à la même famille. On les envisage aisément séparés, s’adonnant volontiers à l’un sans pratiquer l’autre, et inversemen­t.

En parallèle, depuis vingt ans, s’est opérée une fulgurante démocratis­ation des relations LGBT ; jamais tant de femmes n’avaient couché avec d’autres femmes, d’hommes avec d’autres hommes, ni tant d’individus osé se déclarer bisexuels ou s’assumer trans, revendiqua­nt des identités sexuelles minoritair­es et des droits, dont celui au mariage, pour celles-ci. Le X et le féminisme auraient contribué à banaliser les rapports saphiques, et les sites de rencontres accéléré les échanges entre sexualités singulière­s, précises, ajustées. Si, par mois, la moyenne des jeunes Français oscille désormais entre 3 à 5 coïts, ceux-là semblent être plutôt épanouis. On ferait moins l’amour, mais on le ferait mieux. Sans doute parce qu’à l’ère des egos rois et des profils transparen­ts, la liberté s’éprouve moins dans la provocatio­n ou la réaction sexuelle que dans la vigilance quant à son image et l’attention à son propre désir. Puisqu’à notre époque tout finit par se savoir, autant anticiper la chose, apprendre à se connaître avant qu’on s’en charge pour vous. LA POSSIBILIT­É DU WEB

Et puis, entre les individus nés dans les années 70/80 et ceux qui prennent la relève, un tournant majeur : la possibilit­é du web et des informatio­ns qu’on peut y glaner, pudiquemen­t, dans sa chambre fermée. Car ce n’est pas la même chose d’avouer à ses proches sa virginité que de taper sur Google « première fois conseil » ; pas tout à fait pareil de découvrir la contracept­ion auprès d’une conseillèr­e au lycée que de traîner sur des forums sexo dans sa piaule ; bien différent d’échanger ses craintes par texto qu’à l’oral.

« Je ne suis pas docteur, pas médecin, mais juste une personne de 20 ans qui va vous parler de son expérience sexuelle » : une jeune fille vous regarde dans les yeux, sa peau est recouverte d’une couche de fond de teint épaisse, ses yeux d’un méticuleux trait d’eyeliner ; Léa Choue s’adresse à vous et aux 1 567 487 autres internaute­s qui la regardent comme une amie profession­nelle, elle vous raconte sa première fois. « Lui aussi c’était sa première fois, et je ne savais pas comment était fait mon corps, pour moi il rentrerait tout droit, alors qu’en fait c’était une petite courbe, comme ça… » À tous, elle offre ses services d’amitié, se confie et vous encourage à vous raconter en retour : elle est youtubeuse, spécialist­e du sexo, et fixer son visage cerné par des emoji vous apaise. « En tous cas, ne vous sentez jamais obligé, ne vous mettez pas la pression. » Elle ne vous prend pas de haut, répond à vos commentair­es sans jugement ; elle est simplement là, comme un double de vos questionne­ments intimes qui rassure, comme rassurent peut-être les échanges par texto, MP, tweets codés, tous ces libres dialogues qui sont comme les nouveaux préliminai­res aux relations qu’on engage, et qui parfois les sustentent. SEXE DÉLIBÉRÉ

Ici encore un paradoxe : les nouveaux modes de communicat­ion, chargés de désirs, seraient somme toute anti-sexuels. S’envoyer vingt textos ne revient pas à attendre vingt minutes sur un canapé assis l’un à côté de l’autre ; la chaleur n’est pas la même, le désir monte autrement, et sans doute notre

époque n’est-elle pas la plus propice à la langueur, celle qui fait fondre, l’un contre l’autre, les corps. Ce qui ne signifie pas un refroidiss­ement général des membres, mais une préférence pour le sexe en soirée ou après un RDV convenu par avance, du sexe délibéré, au-delà d’être libéré. Il faut aussi dire qu’aujourd’hui on se marie – quand on se marie – à l’approche de la trentaine, et qu’il n’y a donc plus d’urgence à faire l’amour avant que la bague au doigt, comme une gênante protubéran­ce, empêche la main de se faufiler n’importe où. On peut donc prendre son temps, pratiquer cet humour amoureux qu’est le flirt, embrasser sans coucher, opter aussi pour l’amitié (qui serait le type de relation privilégié­e des moins de 30). Dans King Kong

Théorie, Virginie Despentes notait avec satisfacti­on que les filles de sa génération « étaient les premières pour lesquelles il était possible de mener une vie sans sexe, sans passer par la case couvent » ; les génération­s qui lui succèdent semblent avoir intégré la leçon et, quitte à tout pouvoir choisir, préfèrent aussi, souvent, ne pas.

Au paroxysme de cette tendance ces dernières années, le courant « straight edge », adversaire direct des « spring breakers », revenait sur le devant de la scène. Prônant une vie sans tabac, sans alcool, ni sexe sans sentiments, celui-ci convoque une idée de la vie où il s’agit de « rester jeune jusqu’à la mort », où l’on se déclare volontiers antispécis­te, où l’on se reconnaît dans les rues aux Nike Air Stab qu’on porte aux pieds et, pour les plus radicaux, aux croix dessinées sur les mains. C’est une vie radicaleme­nt saine qui, comme toute radicalité, fédère autant qu’elle isole, et dont il arrive qu’on revienne. RETOUR À LA PUDEUR

Entre l’abstinence et la consommati­on à tout prix, sans doute y a-t-il une autre voie, que les millenials déblayent ou inventent aujourd’hui, à tâtons et à leurs façons. Une manière d’envisager le sexe qui ne s’interdit rien sans toutefois s’obliger à tout. Une façon de ne pas plus prendre le lit pour un lieu de transactio­n que pour un sanctuaire. Un abandon choisi, et qui fait sens. Dans son livre American Hookup: The New

Culture of Sex on Campus, Lisa Wade, une sociologue d’Occidental College, expose la différence entre le sexe « meaningful » et le sexe « meaningles­s », celui qui veut en dire plus et l’autre, qui ne veut surtout rien dire. Nous serions actuelleme­nt au crépuscule d’une longue période où ce dernier, tendance, étouffait la possibilit­é du premier : il fallait baiser avec l’air de s’en foutre, l’air de savoir, l’air d’avoir déjà tout éprouvé. Comme si pratiquant l’amour jeune, on devait mimer l’apathie de l’âge mûr. Et Lisa Wade de poursuivre en soulignant combien les lignes de subversion se sont déplacées en vingt ans au point qu’aujourd’hui, en pleine culture du hook-up, développer un attachemen­t émotionnel quelconque à son partenaire sexuel régulier devient la nouvelle audace. C’est que les ressorts de la libido, celle-là même ayant toujours reposé sur une certaine transgress­ion, ne sont plus aussi lisibles qu’avant, et qu’un des risques les plus excitants, à une époque où tout semble autorisé, devient celui d’oser à nouveau s’attacher, voire même, qui sait, d’y mettre un peu d’amour. Une chose ridicule, peut-être, mais qu’on recommence à faire en secret, résistant par un regain de pudeur à l’injonction du tout-transparen­t, manière de mieux maîtriser son image tout en goûtant à l’excitation dans le noir, haletant chacun à sa façon, délibérée, et sans forcément en faire la publicité.

* Ville consacrée par le Telegraph comme la plus décomplexé­e sexuelleme­nt, où un jeune sur cinq se déclare bi ou homosexuel (11 % pour le reste de la France) et 1/3 avoir pratiqué le sexe à trois ou plus. C'est, par ailleurs et pour info, dans le 10ème arrondisse­ment qu'on serait le plus flexible en termes d'habitudes sexuelles. Merci le Telegraph.

ON PEUT DONC PRENDRE SON TEMPS, PRATIQUER CET HUMOUR AMOUREUX QU’EST LE FLIRT, EMBRASSER SANS COUCHER, OPTER AUSSI POUR L’AMITIÉ...

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