ÊTES-VOUS SEXUELLEMENT BANKABLE ?
PASSÉE EN CINQUANTE ANS DE L’AMOUR LIBRE À LA LIBÉRALISATION DU SEXE, NOUS NOUS HEURTONS AUJOURD’HUI AUX PARADOXES DU NOUVEAU CAPITALISME SEXUEL. JUSQU’À LA PROCHAINE RÉVOLUTION DU SLIP ?
PHOTOGRAPHE LAURA MARIE CIEPLIK ASSISTANT PHOTO THOMAS VINCENT HAIR YUMIKO HIKAGE MAKE-UP ANNE VERHAGUE MODELS LILA CARDONA @ FORD LEEROY ROZAN @ ELITE REMERCIEMENTS LEJABY (ELLE), VILEBREQUIN (LUI) SELON UNE ÉTUDE, LES INDIVIDUS NÉS DANS LES ANNÉES 1990 AURAIENT MOINS DE RELATIONS SEXUELLES QUE LEURS AÎNÉS AU MÊME ÂGE.
Il y eut jadis la parenthèse enchantée où l’on revendiquait le « droit au plaisir », où « l’amour libre » figurait un impossible idéal et où la subversion consistait à enjoindre les prolétaires de tous les pays à la caresse. Il y eut un temps où la libération sexuelle intégrait une logique de lutte. Désormais tout un chacun s’adonne aux caresses, et la libido a fini d’être complètement avalée par le marché, au point d’en être devenue la clé de voûte – le droit au plaisir faisant ici et là figure de devoir, par exemple quand après avoir commandé en ligne un objet, c’est un homme qu’on vous suggère de précipiter dans un caddie (voir le logo
de AdopteUnMec.com, ndlr). Du sexe libre à la libéralisation du sexe, une nuance seulement, mais une nuance cruciale, et qui n’aura pas échappé à la génération de la fin de l’alphabet, paradoxalement lassée du X à tout prix. SEULEMENT À PARIS
Ses doigts baladés entre Tinder, Grindr, Once ou Happn, on aurait pensé que la libido de « la génération d’après » allait exploser, que tous les verrous sauteraient et que les aînés, ceux de 68, passeraient pour coincés du. On se serait trompé. Les études à ce sujet convergent : si ceux nés après la chute du mur sont plus savants et ouverts au sexe que jamais, les moins de 30 ans n’ont pourtant pas la queue si folle.
Selon une étude parue dans les Archives of
Sexual Behavior en 2016, les individus nés dans les années 1990 auraient moins de relations sexuelles que leurs aînés au même âge, le nombre de lycéens se déclarant vierges étant passé de 46 à 59 % entre 1991 et 2015, et les 18-25 ans affirmant avoir connu 8 partenaires sexuels dans leur vie, contre 11 pour leurs parents (mais, la perspective ne nuit jamais, 2 pour ceux nés dans les 1920’s). En France,
À L’ÈRE DES EGOS ROIS, ON FERAIT MOINS L’AMOUR, MAIS ON LE FERAIT MIEUX.
un ambitieux sondage initié par Twenty Magazine confirmait récemment cette tendance : la fellation ? « Passée de mode. » Le sado-masochisme ? « Weird. » Le cunnilingus pendant les règles ? « On
n’est pas des vampires. » Et si la fesse demeure consensuelle, la gifle ou la morsure ne feraient plus vibrer. Quant à la masturbation entre amis, n’en parlons pas, ou alors seulement à Paris*, dernière ville où le gang-bang n’est pas considéré comme l’apanage des quadragénaires.
Si, à l’heure de Jacquie & Michel, L’Empire des sens paraît bien has-been et si les teen-parties auront bientôt tout à fait supplanté les partouzes, ce n’est pourtant pas que nous soyons devenus plus prudes, mais au sexe effréné et insistant préférons le « hook-up », pratique plus vaporeuse consistant littérairement à s’accrocher à n’importe qui en soirée, c’est-à-dire à embrasser qui vous voudrez, à coucher sans engagement et souvent, aussi, anonymement – 44 % des Parisiens affirment avoir déjà fait l’amour sans connaître le prénom de leur partenaire. C’est qu’amour et sexe n’appartiennent plus à la même famille. On les envisage aisément séparés, s’adonnant volontiers à l’un sans pratiquer l’autre, et inversement.
En parallèle, depuis vingt ans, s’est opérée une fulgurante démocratisation des relations LGBT ; jamais tant de femmes n’avaient couché avec d’autres femmes, d’hommes avec d’autres hommes, ni tant d’individus osé se déclarer bisexuels ou s’assumer trans, revendiquant des identités sexuelles minoritaires et des droits, dont celui au mariage, pour celles-ci. Le X et le féminisme auraient contribué à banaliser les rapports saphiques, et les sites de rencontres accéléré les échanges entre sexualités singulières, précises, ajustées. Si, par mois, la moyenne des jeunes Français oscille désormais entre 3 à 5 coïts, ceux-là semblent être plutôt épanouis. On ferait moins l’amour, mais on le ferait mieux. Sans doute parce qu’à l’ère des egos rois et des profils transparents, la liberté s’éprouve moins dans la provocation ou la réaction sexuelle que dans la vigilance quant à son image et l’attention à son propre désir. Puisqu’à notre époque tout finit par se savoir, autant anticiper la chose, apprendre à se connaître avant qu’on s’en charge pour vous. LA POSSIBILITÉ DU WEB
Et puis, entre les individus nés dans les années 70/80 et ceux qui prennent la relève, un tournant majeur : la possibilité du web et des informations qu’on peut y glaner, pudiquement, dans sa chambre fermée. Car ce n’est pas la même chose d’avouer à ses proches sa virginité que de taper sur Google « première fois conseil » ; pas tout à fait pareil de découvrir la contraception auprès d’une conseillère au lycée que de traîner sur des forums sexo dans sa piaule ; bien différent d’échanger ses craintes par texto qu’à l’oral.
« Je ne suis pas docteur, pas médecin, mais juste une personne de 20 ans qui va vous parler de son expérience sexuelle » : une jeune fille vous regarde dans les yeux, sa peau est recouverte d’une couche de fond de teint épaisse, ses yeux d’un méticuleux trait d’eyeliner ; Léa Choue s’adresse à vous et aux 1 567 487 autres internautes qui la regardent comme une amie professionnelle, elle vous raconte sa première fois. « Lui aussi c’était sa première fois, et je ne savais pas comment était fait mon corps, pour moi il rentrerait tout droit, alors qu’en fait c’était une petite courbe, comme ça… » À tous, elle offre ses services d’amitié, se confie et vous encourage à vous raconter en retour : elle est youtubeuse, spécialiste du sexo, et fixer son visage cerné par des emoji vous apaise. « En tous cas, ne vous sentez jamais obligé, ne vous mettez pas la pression. » Elle ne vous prend pas de haut, répond à vos commentaires sans jugement ; elle est simplement là, comme un double de vos questionnements intimes qui rassure, comme rassurent peut-être les échanges par texto, MP, tweets codés, tous ces libres dialogues qui sont comme les nouveaux préliminaires aux relations qu’on engage, et qui parfois les sustentent. SEXE DÉLIBÉRÉ
Ici encore un paradoxe : les nouveaux modes de communication, chargés de désirs, seraient somme toute anti-sexuels. S’envoyer vingt textos ne revient pas à attendre vingt minutes sur un canapé assis l’un à côté de l’autre ; la chaleur n’est pas la même, le désir monte autrement, et sans doute notre
époque n’est-elle pas la plus propice à la langueur, celle qui fait fondre, l’un contre l’autre, les corps. Ce qui ne signifie pas un refroidissement général des membres, mais une préférence pour le sexe en soirée ou après un RDV convenu par avance, du sexe délibéré, au-delà d’être libéré. Il faut aussi dire qu’aujourd’hui on se marie – quand on se marie – à l’approche de la trentaine, et qu’il n’y a donc plus d’urgence à faire l’amour avant que la bague au doigt, comme une gênante protubérance, empêche la main de se faufiler n’importe où. On peut donc prendre son temps, pratiquer cet humour amoureux qu’est le flirt, embrasser sans coucher, opter aussi pour l’amitié (qui serait le type de relation privilégiée des moins de 30). Dans King Kong
Théorie, Virginie Despentes notait avec satisfaction que les filles de sa génération « étaient les premières pour lesquelles il était possible de mener une vie sans sexe, sans passer par la case couvent » ; les générations qui lui succèdent semblent avoir intégré la leçon et, quitte à tout pouvoir choisir, préfèrent aussi, souvent, ne pas.
Au paroxysme de cette tendance ces dernières années, le courant « straight edge », adversaire direct des « spring breakers », revenait sur le devant de la scène. Prônant une vie sans tabac, sans alcool, ni sexe sans sentiments, celui-ci convoque une idée de la vie où il s’agit de « rester jeune jusqu’à la mort », où l’on se déclare volontiers antispéciste, où l’on se reconnaît dans les rues aux Nike Air Stab qu’on porte aux pieds et, pour les plus radicaux, aux croix dessinées sur les mains. C’est une vie radicalement saine qui, comme toute radicalité, fédère autant qu’elle isole, et dont il arrive qu’on revienne. RETOUR À LA PUDEUR
Entre l’abstinence et la consommation à tout prix, sans doute y a-t-il une autre voie, que les millenials déblayent ou inventent aujourd’hui, à tâtons et à leurs façons. Une manière d’envisager le sexe qui ne s’interdit rien sans toutefois s’obliger à tout. Une façon de ne pas plus prendre le lit pour un lieu de transaction que pour un sanctuaire. Un abandon choisi, et qui fait sens. Dans son livre American Hookup: The New
Culture of Sex on Campus, Lisa Wade, une sociologue d’Occidental College, expose la différence entre le sexe « meaningful » et le sexe « meaningless », celui qui veut en dire plus et l’autre, qui ne veut surtout rien dire. Nous serions actuellement au crépuscule d’une longue période où ce dernier, tendance, étouffait la possibilité du premier : il fallait baiser avec l’air de s’en foutre, l’air de savoir, l’air d’avoir déjà tout éprouvé. Comme si pratiquant l’amour jeune, on devait mimer l’apathie de l’âge mûr. Et Lisa Wade de poursuivre en soulignant combien les lignes de subversion se sont déplacées en vingt ans au point qu’aujourd’hui, en pleine culture du hook-up, développer un attachement émotionnel quelconque à son partenaire sexuel régulier devient la nouvelle audace. C’est que les ressorts de la libido, celle-là même ayant toujours reposé sur une certaine transgression, ne sont plus aussi lisibles qu’avant, et qu’un des risques les plus excitants, à une époque où tout semble autorisé, devient celui d’oser à nouveau s’attacher, voire même, qui sait, d’y mettre un peu d’amour. Une chose ridicule, peut-être, mais qu’on recommence à faire en secret, résistant par un regain de pudeur à l’injonction du tout-transparent, manière de mieux maîtriser son image tout en goûtant à l’excitation dans le noir, haletant chacun à sa façon, délibérée, et sans forcément en faire la publicité.
* Ville consacrée par le Telegraph comme la plus décomplexée sexuellement, où un jeune sur cinq se déclare bi ou homosexuel (11 % pour le reste de la France) et 1/3 avoir pratiqué le sexe à trois ou plus. C'est, par ailleurs et pour info, dans le 10ème arrondissement qu'on serait le plus flexible en termes d'habitudes sexuelles. Merci le Telegraph.
ON PEUT DONC PRENDRE SON TEMPS, PRATIQUER CET HUMOUR AMOUREUX QU’EST LE FLIRT, EMBRASSER SANS COUCHER, OPTER AUSSI POUR L’AMITIÉ...