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SWIPEGÉNÉR­ATION ?

EN DEUX ANS PASSÉS À TESTER TINDER, NOTRE ROMANCIÈRE EN EST ARRIVÉE À SE DIRE : « MA GÉNÉRATION, CELLE DES MOINS DE 30 ANS, COUCHE RAPIDEMENT, MAIS S’ENGAGE TRÈS, TRÈS LENTEMENT. » RÉCIT.

- FLORA MEAUDRE FLORA MEAUDRE

J’ai 29 ans et j’ai écrit un roman, Les Cavaliers passagers, sur les nouveaux modes de rencontres amoureuses. Je me suis intéressée aux gens de ma génération et j’ai eu envie d’en savoir plus quand, suite à une longue relation, je me suis retrouvée célibatair­e. À 25 ans, j’ai atterri sur « le marché du célibat » et j’ai découvert une génération dont j’ignorais tous les codes, tiraillée entre la norme établie par leurs parents et la volonté de se réinventer, notamment grâce aux applicatio­ns, aux sites de rencontres et aux réseaux sociaux. J’ai appris qu’on pouvait draguer sur Instagram, se faire brancher sur Twitter ou sur Facebook, pas seulement sur Tinder ou Happn, comme je le présupposa­is naïvement…

Selon l’Insee, en 2013, on recensait 51 % de célibatair­es à Paris, dont 33 000 femmes entre 20 et 24 ans et 93 000 entre 25 et 39 ans. En France, on répertorie 2 000 sites de rencontres classiques (Meetic, Adopte UnMec.com, Attractive World, eDarling…), représenta­nt un marché de 200 millions d’euros. Quant à Tinder, lancée en 2012, cette appli a révolution­né les rencontres amoureuses, notamment chez les moins de 30 ans. Son fonctionne­ment est ludique et addictif, l’utilisateu­r balayant d’un revers de pouce à gauche s’il aime le profil qu’on lui propose, ou à droite s’il ne lui plaît pas (le fameux geste du « swipe »). Si les deux personnes se sont « likées », alors les profils « matchent ». Tinder permet ainsi de rencontrer un nombre de profils illimité, surtout dans les grandes villes. Mais lorsque l’offre est infinie, le risque n’est-il pas de croire que l’on peut toujours trouver mieux ? Et de ne jamais se fixer sur une personne en particulie­r ? Pour Joris, un jeune Parisien de 26 ans, le verdict est sans appel : « J’aimerais vivre une histoire sérieuse, mais c’est impossible avec les applis. Les gens que je rencontre par ce biais-là souhaitent uniquement baiser. » On drague, on chope, on jette et on recommence la semaine suivante… PHOBIQUES DE L’ENGAGEMENT

Finalement, on fait partie d’une génération qui ne persévère pas. On veut tout, tout de suite. Au moindre petit défaut, physique ou intellectu­el, on « swipe » : au suivant ! Là où les génération­s précédente­s ont appris à ne pas baisser les bras et à s’accrocher coûte que coûte, les digital natives veulent des « produits » parfaits. Une amie me l’avoue clairement : « J’avais eu quelques rencards avec un mec de Happn, il était sympa et mignon mais je trouvais qu’il s’habillait très mal. Je n’ai pas résisté à la tentation de retourner sur l’appli pour voir si je ne pouvais pas trouver

un profil similaire, mais en mieux. » Même en amour, on peut être un consommate­ur exigeant sur l’emballage des produits.

D’autres sont moins intraitabl­es en affaires. Laure, une Lyonnaise de 28 ans, a rencontré Quentin grâce à Happn, l’appli de géolocalis­ation permettant de re-rencontrer ceux dont on a croisé la route. Idéal pour les personnes timides. Elle a trouvé Quentin mignon lorsqu’elle l’a aperçu dans la rue en rentrant du travail, l’a retrouvé grâce à Happn et ils ont eu un « crush », c’est-à-dire qu’ils ont indiqué sur leur smartphone qu’ils se plaisaient mutuelleme­nt. Après une conversati­on écrite pendant quelques jours, elle a dépassé sa timidité et lui a proposé un verre. « C’est bien de se voir rapidement, estime-t-elle, cela évite de rester

dans le fantasme. On sort ensemble, mais on n’a pas officialis­é le truc. C’est une manière de se protéger. Et c’est aussi parce que je ne suis pas sereine : comme on s’est rencontrés sur une applicatio­n, je ne sais pas s’il est toujours actif dessus ou s’il l’a désinstall­ée. Je pourrais aborder le sujet mais je n’ose pas. Cela signifiera­it admettre que j’ai des sentiments et me mettre en position de faiblesse. » Complèteme­nt désillusio­nnée, la génération Y ? C’est ce qu’affirmait la journalist­e Nancy Jo Sales dans son article polémique paru dans Vanity Fair l’an dernier. Elle y indiquait que ce type d’applicatio­ns créait des obsédés sexuels phobiques de l’engagement.

Heureuseme­nt, certains y croient encore. Benjamin, Parisien de 30 ans, est optimiste : « Lorsque je rencontre une fille sur Tinder, au fond de moi, je suis toujours en quête d’amour. J’espère qu’elle sera celle avec qui je pourrai faire un bout de chemin, voire être la femme de ma vie. » Alban, 28 ans, est plus pragmatiqu­e : « Parfois, lorsque je m’ennuie dans les transports, je vais sur Tinder pour passer le temps et jeter un oeil aux profils. Bien sûr, je préfèrerai­s rencontrer l’amour de manière plus romantique. » Jade, 23 ans, est plus radicale : « On est jeune, on a envie d’être libre donc on ne souhaite pas se mettre en couple trop rapidement. Coucher le premier soir, oui, sans problème ; assumer qu’on est avec quelqu’un, non. Ça risque de nous rendre ennuyeux aux yeux de notre entourage. Et de nous priver d’une forme de liberté. »

On a levé des tabous, totalement banalisé l’acte sexuel. Mais assumer ses sentiments ? Pas simple. Dès qu’il s’agit de se mettre, graduellem­ent et de manière bien incertaine, en couple, on dit non aux tabous, mais oui aux non-dits. « Être en couple, c’est être pantouflar­d, tacle Marie, 22 ans. On n’a pas envie qu’on nous demande si l’on va se marier ou si l’on va avoir des enfants. Le couple, selon moi, va de pair avec une stabilité profession­nelle. Avant de se poser, on veut profiter de la vie et non pas assumer des contrainte­s. » Quant à Marko, un Lillois de 24 ans, il se plaint dès l’arrivée des premières « contrainte­s » : « J’ai eu une expérience bizarre récemment. Je sortais avec une fille depuis un mois, quand, un jour, en me connectant sur Facebook, j’ai vu qu’elle avait indiqué qu’elle était en couple avec moi. De mon côté, ce n’était pas clair du tout, et le fait que tous mes amis apprennent cette relation de cette manière-là m’a mis extrêmemen­t mal à l’aise. » Résultat ? Rupture le jour même. « Quand l’image prend le pas sur l’être, la confusion entre réalité et virtualité bat son plein », écrit Fabienne Kraemer dans son ouvrage

21 clés pour l’amour slow. Elle y décrypte comment les nouveaux modes d’exhibition numérique sur les réseaux ne laissent voir que ce qu’on expose et y détaille toute la manipulati­on qui va avec : photos antidatées, embellisse­ments, mensonges par omission… Car, à l’ère où l’image compte plus que tout et où notre réussite repose sur notre capacité à la trafiquer, on passe notre temps à mentir plus ou moins ouvertemen­t. Y compris à nous-mêmes… Bon, je dois vous laisser, mon téléphone vibre. Encore un match sur Tinder ?

« J’AIMERAIS VIVRE UNE HISTOIRE SÉRIEUSE, MAIS C’EST IMPOSSIBLE AVEC LES APPLIS. » – JORIS

Les Cavaliers passagers (coécrit avec Vincent Biwer, Le Laboratoir­e existentie­l, 2017)

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