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METTEZ À JOUR VOTRE CV SEXUEL !

L’OPTIMISATI­ON FISCALE, VOUS CONNAISSEZ ? ATTENDEZ DÉSORMAIS DE VOUS FROTTER À L’OPTIMISATI­ON SEXUELLE. VOTRE COMPTABLE NE VOUS EN A PAS ENCORE PARLÉ ? PAS GRAVE, ON EST LÀ POUR ÇA !

- NICOLAS MONIER

En 2017, tout est dans l’intensité. Si on ne vit pas les choses à fond, on est considéré comme pas ambitieux, pas dans la vie. Dans les soirées, la fille qui dit qu’elle n’a pas de mec pour le moment est regardée comme une extraterre­stre. “Quoi, t’es sérieuse, ça fait trois semaines que t’as pas baisé, mais attends, moi à ta place je péterais un câble !” », m’explique gentiment Joséphine, une étudiante aux Beaux-Arts de 23 ans. « Beaucoup de mes amies enchaînent les garçons comme si elles enchaînaie­nt les briques de jus d’orange, elles sont fières de s’imaginer “consommatr­ices”. Avant d’être en couple, il était clair que moi aussi j’aimais me “faire de l’expérience” puis le lendemain appeler mes copines et tout leur raconter », note une de ses camarades de classe, Lucie, 22 ans. Se faire de l’expérience, donc. Comme d’autres multiplien­t les stages en entreprise avant de décrocher le boulot en or ?

Certains penseurs font une lecture flippée de cette nouvelle donne : « Derrière cette quête de la performanc­e sexuelle, on est face à une forme de capitalism­e déguisé. Aujourd’hui, dans sa vie sociale, il faut être son propre entreprene­ur : savoir gérer sa vie à la manière d’une PME, être compétent dans tous les domaines, acquérir des compétence­s en tout, y compris dans notre sexualité. Et ces transforma­tions de la vie sexuelle sont davantage dictées par une conception de l’individu managérial que par une quelconque influence

d’images pornograph­iques », décrypte Mélanie Gourarier, anthropolo­gue et auteure de l’Alpha mâle. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, un essai futé paru au Seuil en début d’année. Elle ajoute : « De nos jours, il faut être un individu complet, sachant tout faire. Si quelque chose ne fonctionne pas, y compris dans notre sexualité, c’est que nous ne serions pas compétents en tant qu’homme ou en tant que femme. » À une époque de transparen­ce choisie (mais difficilem­ent évitable), cette notion « d’individu complet » nous pousse à considérer notre vie sexuelle comme une compétence profession­nelle supplément­aire, à remplir doctement sur nos CV… « RENTABILIS­ER LES ORGASMES » La performanc­e, soit tu l’acceptes, soit tu la rejettes. Comment peux-tu être à l’aise dans ton corps si, quand tu fais l’amour, c’est une compétitio­n ? Moi j’ai décidé de rejeter ce nouveau diktat, de ne plus être en “représenta­tion sexuelle” » , tempère Lucie. La jeune étudiante a donc choisi, sans même connaître l’ouvrage, d’appliquer les préceptes avancés par deux penseurs suédois, Carl Cederström et André Spicer, dans un pamphlet salutaire,

Le Syndrome du bien-être. Ils y dénoncent

« l’impératif du plaisir », selon eux une nouvelle forme d’aliénation au service d’une logique ultralibér­ale. Pire, celle-ci entend « ren

tabiliser les orgasmes », c’est-à-dire les mettre au service d’un plan carrière. Car le corps n’est plus, dans ce contexte d’essor des « tech

nologies de l’informatio­n », qu’une interface parmi d’autres : un objet médiateur permettant d’établir des liens et de se construire à la fois individuel­lement et collective­ment. Sexuelleme­nt, et profession­nellement... « Vitamines + sport + orgasme = meilleures performanc­es au travail », résume Agnès Giard, journalist­e spécialisé­e dans les sujets sexe et contre-culture. « L’orgasme devient donc un véritable critère de réussite sociale. »

Même conclusion chez François Kraus, le monsieur sexo de l’Ifop : « La principale mutation de ces dix dernières années est liée à l’introducti­on des nouvelles technologi­es dans les modes de séduction, de rencontres, etc. – mais aussi dans les modes d’autopromot­ion et l’entretien de ses réseaux de sociabilit­é. On se doit d’être dans l’autocélébr­ation de son couple, de sa famille, et parfois même de ses performanc­es sexuelles. »

Autocentré­s comme jamais, et obsédés par l’idée de montrer aux autres notre réussite intime : celle de notre vie de couple, la qualité de nos partenaire­s, nos cadeaux, nos voyages… Dans les quinze ans qui se sont écoulés depuis le lancement de Facebook, nous avons tous accepté, et digéré, ce Big Brother tentaculai­re et volontaire. L’intime et le public devenus indissocia­bles, nous nous contentons d’apprivoise­r, avec plus ou moins de bonheur, le storytelli­ng de notre propre image dans l’espoir de la rendre aussi vendeuse que possible.

« DE MÊME QU’ON SE MONTRE “BANKABLE” AU NIVEAU PRO SUR LINKEDIN, ON L’EST ÉGALEMENT AU NIVEAU SEXUEL SUR TINDER OU FACEBOOK. » – FRANÇOIS KRAUS

« De même qu’on se montre “bankable” au niveau pro à travers notre profil LinkedIn, on laisse filtrer des informatio­ns on ne peut plus intimes via notre profil Tinder, notre page Facebook, etc, détaille François Kraus. Mine de rien, on y “vend” notre corps, notre sens de l’humour, notre personnali­té d’homme de famille rangé ou de célibatair­e en chasse – comme s’il s’agissait de mettre en avant sa capacité d’intégrer une entreprise dans un entretien d’embauche. Tout est identique en termes de schémas. »

Pour le formuler autrement : dis-moi avec qui tu couches, je te dirai comment tu bosses… Sphères privée et publique se mêlant comme jamais, le « quantified-self » de demain ne s’arrêtera peut-être pas à vos performanc­es de running…

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