LES PIEDS DANS LE PAF
SELON UNE LÉGENDE TENACE, LES PRODUCTIONS AB ( HÉLÈNE ET LES GARÇONS, LES FILLES D’À CÔTÉ...) SERAIENT AUTANT DE CHEFS-D’OEUVRE CACHÉS DE FÉTICHISME PODOPHILE. NOTRE REPORTER EST ALLÉ VOIR JEAN-LUC AZOULAY, MOITIÉ DU DUO AB (AZOULAY-BERDA PRODUCTIONS), PO
C’était le 18 mai 1994 sur TF1. Mallaury Nataf, starlette de la sitcom Le Miel et les abeilles, est l’invitée du Club Dorothée pour y présenter son titre
« Fleur sauvage ». Devant un parterre d’enfants, elle exécute sa chorégraphie, virevolte devant la caméra, joue l’ingénue sexy. Elle la porte bien, cette petite robe à grosses mailles de laine colorée. Alors que nous étions des dizaines de milliers de petits mickeys à avoir été marqués à vie par toutes ces scènes de la série AB dans lesquelles Mallaury montrait un peu de chair, ou, mieux, se faisait masser ses jolis pieds nus, nous la retrouvons gigotant en talons hauts. Ce qu’elle ne porte pas, c’est sa culotte… Scandale au jardin d’enfants ! Y aurait-il quelque chose de foncièrement sexuel à « Bonheur
City » ?
Quelques années plus loin, Mallaury lâchera ceci à Technikart : « À l’époque AB, on fumait constamment. Il n’y a pas un épisode du Miel et les abeilles où je ne suis pas cassée. Lorsque j’ai commencé comme actrice, les gens du milieu me prenaient déjà pour quelqu’un de barré. Quand je me suis présentée chez AB, la directrice de casting ne voulait pas me prendre car elle me trouvait trop étrange. C’est Jean-Luc Azoulay, qui est quelqu’un de totalement fou, qui m’a imposée. » Totalement fou, le cofondateur (avec Claude Berda) du groupe AB ? Curieux, nous nous rendons donc au siège de sa boîte actuelle, JLA Productions, à la Plaine Saint-Denis, afin de nous frotter à la véritable image de l’auteur-producteur d’une trentaine des séries de notre enfance-slash-adolescence. Le décor, sobre et gentiment vieillot, tient plutôt du bureau de la COGIP : gros fauteuils virils de cuir noir à réglage électronique et collection de portraits des stars de la « grande famille » AB évoquant la gloire d’antan.
Alors que l’on observe le piano noir installé dans un coin de la pièce, Jean-Luc Azoulay attaque : « Je travaille quotidiennement sur ce piano. J’ai suivi une éducation musicale classique durant mes jeunes années, j’ai pris des cours de violon. Nous aimions la musique dans ma
famille. » L’enfance qu’il évoque, il la passe en Algérie. Né le 23 septembre 1947 à Sétif, il est le fils d’un père prof de maths et d’une mère « sans profession ». Il pose ses valises en France le 1er juillet 1962, quelques jours avant la déclaration d’indépendance de l’Algérie. Il y entame des études de médecine, tout en cultivant une passion dévorante pour la chanteuse Sylvie Vartan, pour laquelle il montera un « fan-club ». En 1968, il se rapproche de Carlos qui se lance dans la chanson et celui-ci finit par lui offrir sa place de manager de madame Hallyday. « C’est avec elle que j’ai appris le show-business. J’ai fait toute ma formation en Rolls… », lance-t-il fièrement. Azoulay profite de ces dix années en sa compagnie pour se faire son carnet d’adresses : y figurent Johnny, les Carpentier, Guy Lux ou Léon Zitrone… Puis tout s’effondre. Vartan quitte la France pour les États-Unis, conséquence d’ennuis (déjà) d’Hallyday avec le fisc. Le jeune homme se retrouve au chômage. Une nouvelle rencontre va pourtant le placer sur les rails d’un succès tant attendu.
SUCCÈS GARANTI
Claude Berda est l’héritier d’un riche entrepreneur qui cumule les opérations immobilières. Il a des idées à revendre et une cagnotte de plusieurs millions. Peu de temps après s’être rencontrés, Azoulay et Berda montent AB Productions, une maison de disques qui se spécialise d’abord
dans le French Disco puis dans la chanson pour enfants. Ils sont les premiers à se rendre au Midem (Marché international du disque et de l’édition musicale) avec un magnétoscope et ce que l’on n’appelle pas encore un clip vidéo pour présenter leurs programmes. Succès garanti, grosse curiosité chez les participants avant l’ère MTV. Il leur faut maintenant chercher des vedettes à la hauteur de leurs ambitions. Ils signeront… le Pape ! Avec l’autorisation du Vatican, le duo édite plusieurs disques composés des messes de Jean-Paul II. Ce sera leur premier hit – ou plutôt, la multiplication des pressages, notamment à destination de l’Amérique du Sud. Amen ! Malheureusement, les bénéfices s’essoufflent rapidement car les disques pirates envahissent le marché et le Vatican ne souhaite pas poursuivre ces âmes égarées qui diffusent tout de même le message de Dieu. Les voies du business sont impénétrables. Exit donc Sa Sainteté et place à… Dorothée. « Cette rencontre est un pur hasard. Je suis allé au Midem avec Claude, j’ai mangé une pizza aux moules et j’ai attrapé une hépatite virale. Je suis resté plusieurs semaines au lit, je suis tombé sur Dorothée à la télé. » Enfin remis de cette fameuse pizza, Jean-Luc n’en garde pas moins le coup de foudre pour la jeune Dorothée qui sort tout juste du tournage de L’Amour en fuite de François Truffaut. Il tient là sa nouvelle Vartan (la passion pour les idoles yéyé toujours) et insiste lourdement pour qu’elle se mette au chant. Un premier album, écrit avec Gérard Salesses, Dorothée au pays des chansons, sort en mars 1980 et sera adapté en comédie musicale, sur scène puis à la télévision. AB Productions tient son premier programme télévisé. La chanteuse enchaîne alors les succès – « Rox et Rouky » ou « Hou ! la menteuse » pour ne citer qu’eux – sous l’égide de Jean-Luc Azoulay. Jusqu’ici, l’oeuvre est aussi proprette que les vinyles du Vatican...
PHARAON ÉGORGEUR
Tout s’accélère grâce à la privatisation de TF1. Berda et Azoulay réussissent à convaincre Francis Bouygues, proprio d’une chaîne en manque de programmes, de leur confier l’unité jeunesse : ce sera le Club Dorothée, lancé en 1987. AB réalise un véritable hold-up : « Nous étions le principal fournisseur de TF1. C’est très
simple, la chaîne venait de se (re)créer et énormément d’animateurs venaient de partir ; les directeurs des programmes Étienne Mougeotte et Christian Dutoit nous appelaient pour boucher les trous. » Les émissions AB sont tellement omniprésentes à l’antenne qu’on finit par ne plus différencier AB de TF1.
C’est également grâce aux mangas, fraîchement arrivés en France, qu’ils « comblent les trous » dans la programmation de TF1. Face aux attaques scandalisées des mères de famille appuyées par Ségolène Royal, ils défendront l’animation japonaise bec et ongles face au CSA : « Je leur annonce que je suis désolé et que l’on peut faire des dessins animés bien français et catholiques ; il y aurait une héroïne mystique qui se fait brûler vive par des Anglais ou un pharaon qui égorge tous les premiers-nés.
J’ai réussi à les convaincre avec ça ! » Geeks et otakus peuvent les remercier aujourd’hui.
Les rôles sont bien définis dans le duo AB : à Claude Berda celui du financier, à Jean-Luc Azoulay celui du créatif. Ces scènes ayant marqué notre psyché collective, bien malgré nous, sont donc droit sorties de son cerveau ? En tant que « producteur artistique » du groupe AB, il signe des milliers d’heures de scénarios sous le pseudonyme Jean-François Porry : « C’est une question de discipline. Cette semaine encore, je dois livrer deux épisodes de 52 minutes pour Les Mystères de l’amour que j’écris seul. À l’époque, c’était du délire, j’écrivais en gros 30 % des scénarios des séries, et je parle ici de quatre cents heures de fiction par an (pour parfois plus de mille heures de programmes tous styles confondus, ndlr). Comme j’ai l’habitude de le dire, c’est comme le sport, plus on en fait, plus c’est facile. » Salut les musclés (1989), Premiers Baisers (1991), Le Miel et les abeilles (1992), Les Filles d’à côté ( 1993) et surtout Hélène et les garçons (1992), carton total, cumulent plus de six millions de téléspectateurs sur TF1. Quant aux jeunes acteurs, ils tournent dix heures d’affilée en moyenne. Quand on évoque les conditions de tournage épuisantes pour les acteurs, il réfute toute exploitation : « Oui, il y avait des gros coups de fatigue ou il arrivait qu’un acteur colle des petites antisèches dans le décor. Nous avions inventé la sitcom en un jour, il fallait tenir les 26 minutes quotidiennes, et tous les acteurs finissaient par acquérir une bonne mémoire pour les textes. Les Américains faisaient ça depuis des
« LE TALENT ET LA FOLIE VONT ENSEMBLE. LES CRÉATIONS TROP ENCADRÉES, ÇA NE DONNE RIEN. » – JEAN-LUC AZOULAY
« ATTENTION, JE N’AIME PAS N’IMPORTE QUEL PIED ! » – JEAN-LUC AZOULAY
années, nous pouvions y arriver. »
Le succès ne les lâche pas. Le public est jeune, les acteurs pourraient tous tourner dans des pubs Lactel et les scénarios sont d’une niaiserie rarement égalée. Et pourtant… Une frange des téléspectateurs se passe le mot : ces sitcoms regorgent de scènes pensées et tournées pour les fétichistes du pied (lire encadré). Des petits, des gros, des beaux, des moches, les panards – sans chaussette ni chaussure – des jeunes acteurs sont malaxés, massés, glorifiés dès que l’occasion se présente… « LE TALENT ET LA FOLIE »
En plateau, Azoulay joue au tonton cool et lâche la bride à ses acteurs : fumette, alcool à gogo, coucheries entre deux prises, c’est la liberté la plus totale. Les plateaux de la Plaine Saint-Denis prennent des airs de Christiania du « neuf-trois ». Hakim Bey n’aurait pas fait mieux ! Selon la légende, plusieurs mariages et une douzaine de bébés sont nés de rencontres sur les tournages. Inclassable Azoulay : à la fois réactionnaire et libertaire. S’il fête la victoire de Chirac en 1995 et apporte son soutien à Sarkozy, il exprime son admiration pour Mélenchon lors de notre entretien car il trouve « le person
nage intéressant ». « Le talent et la folie vont ensemble. Les créations trop encadrées, ça ne donne rien. Je ne dis pas que je n’ai jamais re- cadré certains acteurs, mais je suis du genre à
toujours tout pardonner », explique-t-il. Aujourd’hui, l’univers AB semble appartenir à un espace-temps bien loin du nôtre. Fruit d’un mélange entre les nineties et la culture sixties d’Azoulay, on y retrouve aussi bien des posters de Jim Morrison et de Buddy Holly que des New Kids on the Block ou de dauphins kitschissimes. Finalement, le principal reproche adressé à ces sitcoms aura été de mettre en scène un monde trop toc, trop « paillettes », lisse et sans conflits. C’est vrai, on ne s’y encombre pas de questions de diversité ou des vrais problèmes de la jeunesse. Et quand Azoulay aborde ces sujets, contraint, c’est pour montrer qu’il sait le faire mais n’en a strictement rien à carrer. Il préfère son format pop et léger, celui-là même dont Louis
Skorecki, à l’époque grande plume iconoclaste de Libé, avait vanté la « parenté génialement imbécile avec les meilleurs films teenage d’Éric Rohmer ». Rien de moins. PLANS SOCIAUX
Le temps a passé. Notre hôte réagit d’un haussement d’épaules quand on évoque les critiques d’autrefois : « On ne fait pas le métier pour soi ou pour faire plaisir à 300 personnes mais pour séduire le plus grand nombre, surtout sur la chaîne et le créneau sur lesquels nous
nous trouvions. » Quant au « financier » du duo, Claude Berda, il se voyait tout bonnement en
« marchand de merguez ». « Berda voulait faire
du fric, moi de l’audimat », détaille l’auteur-producteur. La suite de l’histoire s’écrit principalement dans les magazines économiques. 1996, AB s’introduit à la bourse de New York pour lever 135 millions d’euros. Argent qui lui servira à financer le lancement d’un bouquet par satellite, AB Sat, et mettra en rogne TF1, actionnaire du bouquet concurrent TPS. TF1 se venge en arrêtant brutalement le Club Dorothée en 1997. Les résultats d’AB plongent alors dans le rouge, et l’effectif est réduit au travers de plusieurs plans sociaux. En 1999, c’est le clash : Jean-Luc Azoulay et Claude Berda décident de se séparer et AB Productions se scinde en deux sociétés : JLA Holding, gérée par Azoulay, et AB Groupe, par Berda. Tout récemment, AB Groupe a été rachetée par Mediawan, la holding de Pigasse, Niel et Pierre-Antoine Capton, pour 270 millions d’euros.
Trêve de chiffres ! Réussirons-nous, au bout de 90 minutes d’entretien, à lui faire avouer son goût du pied ? On tente.
– Monsieur Azoulay, pouvez-vous nous expliquer la présence hallucinante de plans de pieds nus dans vos sitcoms ?
– Comment ça ? (Il esquisse un léger sourire.) – Je ne vais pas dire que vous avez créé une bible fétichiste du genre, mais quand même ! Massages, blessures, séquences de nail-polishing entre copines, tout était prétexte pour glisser quelques savoureux gros plans de pieds, non ?
– Y’en a pas tant que ça, si vous considérez les dizaines de milliers d’heures produites.
– Peut-être. Mais dans la cosmogonie AB, le pied est définitivement la thématique commune à l’ensemble de vos sitcoms. Avec une mention spéciale à l’épisode 22 des Filles d’à côté : on y retrouve les comédiennes débattant sur la beauté de leurs panards respectifs et le potentiel « fol
lement érotique » qu’ils exercent sur certains hommes… Je n’invente rien !
– Bon, alors… Attention, je n’aime pas n’importe quel pied ! Alors, oui, fétichiste de certains pieds, d’accord… Quand une fille est jolie, si elle a de beaux pieds, c’est toujours beaucoup mieux ! (Il continue sur sa lancée, rien ne l’arrête.) Je pourrais vous sortir toute une liste d’artistes, d’Elvis à Tarantino, qui sont fascinés par les pieds. Vous savez, le pied est la partie la plus basse et la plus vile de l’anatomie, et quand on se met aux pieds d’une femme, c’est vraiment qu’on l’admire.
Ce sera le mot de la fin. Comment en vouloir à un homme qui connaît les valeurs prophylactiques d’un fantasme exposé aux yeux du monde ? Depuis trente ans, le « Tarantino du
PAF » n’en fait qu’à sa tête et se fout de l’opinion des autres comme de leur première paire de chaussettes. Prends ton pied, Jean-Luc, ne change rien !