Technikart

JE POSTE DONC JE SUIS

« DÉSORMAIS, L’IMAGE TÉMOIGNE DU FAIT QU’UN MOMENT N’EST VÉCU QUE S’IL EST REPRÉSENTÉ. »

- Dernier ouvrage paru : L’Ordre règne à Berlin ( Éditions Allia, 2013)

L’hôtel Amour, à deux pas de Pigalle. C’est ici, dans cette ancien lupanar, que Francesco Masci nous donne rendez-vous. Débarqué en France en 1995, le philosophe italien dénoue le pouvoir des images depuis Superstiti­ons (éd. Allia, 2005), son premier – et puissant – essai sur la culture moderne et les « subjectivi­tés fictives ». Dans L’Ordre règne à Berlin, son dernier ouvrage paru en 2013, il mettait en garde : « Je me suis embarqué vers les tristes rivages de cette

“île” du bonheur fictif. » Berlin, une ville où une partie de la jeunesse occidental­e a trouvé son terrain neutre, celui des bars sans enseigne, du culte du secret et de l’obscurité des clubs. Et qui se doit depuis de poster, chaque jour, sur les réseaux, les preuves de ce « bonheur fictif ». J’enclenche l’enregistre­ur de mon smartphone. Dehors, la grisaille se mélange aux néons du quartier. De toute évidence, l’ordre règne, aussi, dans ce 9ème arrondisse­ment de Paris.

Francesco Masci, vous nous avez donné rendez-vous à Pigalle. J’imagine que ce n’est pas un hasard.

Francesco Masci : Paris n’échappe pas au devenir Berlin du monde. La ville est en train de perdre sa complexité pour devenir un playground, un écran blanc, sur lequel une petite bourgeoisi­e mondialisé­e projette des désirs et des besoins de divertisse­ments. À Pigalle, on voit très bien ce processus. C’est joli, on a des murs tagués, on a conservé des bars de prostituée­s comme décor, on ne veut jamais s’y ennuyer – mais toujours pour rester dans un entre-soi. La modernité qui promet une liberté sans frein connaît son expression la plus puissante à Berlin. On pense y vivre une liberté absolue, mais cette liberté est aussi vaste qu’elle est vide. On vient y chercher ce qu’on sait y trouver. Le slogan de l’ancien maire de la ville Klaus Wowereit, « Pauvre mais sexy », est significat­if de cette opération de requalific­ation imaginaire du territoire qu’a subie la ville. À Berlin, on n’a pas chassé les classes populaires, on les a gardées pour camper un décor, faire encore plus cool...

Les pauvres des grandes villes seraient-ils devenus une sorte de caution pour bonnes âmes ?

Sans doute, mais cette fiction a des conséquenc­es sur la vie réelle. Les loyers explosent, par exemple. Cela dit, il existe encore à Paris des tensions économique­s qui contrasten­t la marche vers une société tournée uniquement vers le divertisse­ment. Certains quartiers comme la Goutte d’Or échappent encore au phénomène de parc d’attraction.

Vous parlez des réseaux sociaux comme révélateur­s de cette liberté imaginaire. Que nous montrent-ils exactement ?

La modernité s’est construite grâce à deux forces d’organisati­on : la technique (ou mieux, un ensemble de techniques : le droit, la médecine, etc.) qui prend en charge la vie des individus mais qui les déconstrui­t aussi, les expulse de la société, et la culture absolue où ces mêmes individus retrouvent leur intégrité en tant que subjectivi­tés fictives et souveraine­s. Moins l’individu est libre (plus il est pris en main par la technique) et plus il a besoin de reconstitu­er son existence à travers des images qui lui promettent une liberté immédiate, mais imaginaire. Les réseaux marquent juste un passage, une surpuissan­ce de la technique, une accélérati­on. On est amené à exposer des morceaux de vies intime et affective complèteme­nt artificiel­s 24 heures sur 24, de manière totalement consentant­e. Chacun a tendance à se représente­r dans une sorte de perfection esthétique où tout est une mise en scène perpétuell­e. L’image n’est plus simplement un souvenir comme dans la photograph­ie du XIXème siècle, mais l’attestatio­n de présence d’une absence (celle de l’individu) – « la Mort est l’eïdos de cette Photo-là » comme l’écrivait Roland Barthes dans La Chambre claire. Désormais, l’image témoigne du fait qu’un moment n’est vécu que s’il est représenté. La chose cen-

« LA MODERNITÉ EST ARRIVÉE À UN POINT OÙ ELLE N’EST PLUS CAPABLE D’ABSORBER ET DE RÉSOUDRE LES PARADOXES QU’ELLE-MÊME ENGENDRE. »

trale dans la modernité, c’est le pouvoir des images. On n’existe plus en dehors d’elles. Les réseaux sociaux, dans leur simplifica­tion extrême, nous montrent le moment le plus avancé de ce processus-là, celui de la colonisati­on par les images de la sphère intime.

Nous serions en décalage permanent avec le réel… Est-ce si différent aujourd’hui d’hier ?

Les images sont un rapport au temps, un décalage temporel. Ce sont tous ces évènements qui nous positionne­nt dans une relation décalée vis-à-vis de la réalité (images mentales, images parlées). Or, la neuroscien­ce est en train de nous dire qu’on est constammen­t dans une forme de décalage temporel, on est toujours en retard par rapport à notre perception. En quelque sorte, on vit toujours dans le passé, en retard de quelques dixièmes de seconde. Le psychologu­e expériment­al Daniel Wegner a démontré que même la volonté consciente est une illusion. Le sujet n’existe pas, c’est juste un outil pour survivre dans un monde complexe. Ce qui change avec les réseaux sociaux, c’est que la subjectivi­té fictive commence à dépendre lourdement des nouvelles technologi­es. Aujourd’hui, c’est comme si les images avaient commencé à se retourner contre elles-mêmes dans une nouvelle forme de fétichisat­ion du réel. Le risque, c’est de ne rien trouver derrière les images.

La remise en question de la grande ville est-elle symptomati­que de cette fétichisat­ion ?

La modernité dans sa phase finissante est attaquée par une volonté de grande simplifica­tion, un « virus hippie » semble la contaminer alors qu’elle était très complexe. On peut le voir à l’oeuvre partout. Prenons un groupe comme The Velvet Undergroun­d qui, au départ, était très urbain, cynique, qui chantait le côté « mauvais » de la modernité. Pour que, au final, Lou Reed finisse en féru de yoga… Beaucoup ne veulent plus fuir la ville, mais en faire un lieu très apaisé en réduisant toute la complexité de la ville baudelairi­enne. Le modèle de Paris dans les années 20 était celui d’une ville où l’on venait pour se perdre, subir les aléas d’une grande ville avant de s’inventer un destin, une nouvelle identité. Les subjectivi­tés fictives s’y construisa­ient à travers des aventures urbaines. Aujourd’hui, les villes sont devenues des lieux de loisirs, de communion ; elles tendent toutes à se ressembler. On y singe une naturalité qui n’existe pas. On ferme les voies sur berges dans une ville aussi complexe que Paris juste pour y amener un bout de campagne. Le virus hippie, ou le mythe anti-moderne, se nourrit du grand soupçon où tout serait une grande conspirati­on pour nous éloigner du bonheur immédiat, sincère, naturel et simple qui nous attendrait quelque part.

Vous semblez déplorer ce nouveau rapport au territoire. Mais un retour à la ville baudelairi­enne aurait-il vraiment un sens ?

Aucune déploratio­n de ma part ni de nostalgie, je pointe juste les contradict­ions et les incohérenc­es entre des fictions et des pratiques nécessaire­ment libertaire­s, et l’accélérati­on du processus technique. La modernité est arrivée à un point où elle n’est plus capable d’absorber et de résoudre les paradoxes qu’elle-même engendre.

Par exemple ?

Il y a une démultipli­cation de la violence, récupérée dans un cycle de représenta­tions, de mises en scène : on se filme lors d’émeutes, etc. On veut détruire pour se prouver qu’on existe bel et bien. Mais il n’y a aucun projet révolution­naire dans cette violence qui est déjà pré-inscrite dans le circuit imaginaire. Elle vient surtout de gens déclassés, ou de gens sous-représenté­s, d’individus qui ont besoin d’entrer dans le cercle de la représenta­tion.

Et que représente­nt pour vous les attentats de Paris ? Sont-ils le signe de quelque chose ?

Hélas non, ce serait vraiment rassurant de pouvoir parler du terroriste en termes esthétique­s, de pouvoir traduire ses agissement­s dans les catégories de la culture absolue. Leur extrême violence fait réapparaît­re le réel avant d’être récupérée dans le circuit imaginaire. Le problème, c’est que cette violence terrifiant­e, ces attaques inouïes en pleine ville, les plus violentes qu’a eues à subir la modernité, est évacuée pour retomber dans le discours. On cherche toutes les justificat­ions pour évacuer ce qui nous dérange. Ce travail d’apaisement,

cette thérapie d’auto-hypnose avec laquelle les subjectivi­tés fictives essayent de se rassurer les unes les autres, est d’ailleurs le propre de la culture absolue. C’est comme si l’Occident n’était plus capable de faire face à la violence, de la comprendre, et préférait la cacher.

C’est peut-être que nous l’avions oubliée, cette violence…

Ce double système de la technique et de la culture absolue avait réussi à gérer la société moderne avec un usage de la force étatique assez faible. Ce qui ne veut pas dire que la violence avait complèteme­nt disparu (le XXème siècle a connu des accès d’hyperviole­nce). La violence symbolique reste aussi très forte. Il y a juste à regarder les pages de commentair­es de n’importe quel article sur le web, on est dans la violence verbale extrême, une défiance maniaque au micro-mot pour désigner l’ennemi à abattre. Dans mon livre sur Berlin, je parle du tag d’un activiste de gauche associant les hipsters et les gays à des nazis. Là, nous voyons tout le néant que laissent l’abandon du politique, la déperditio­n de la conflictua­lité et la démultipli­cation de la guerre imaginaire du tous contre tous.

Ces derniers temps, l’avenir paraît plutôt sombre. Comment le voyez-vous ?

Si les images et la technique fusionnaie­nt, le mythe d’unir l’homme à la machine serait peut-être l’expression d’une ultra-modernité, une possibilit­é que je ne prône pas, mais qui permettrai­t à la modernité de survivre. Dans le spectre de la politique, je vois plutôt pointer un autre fantasme, celui de sortir de la modernité. Il est transversa­l, universel. On le voit à l’oeuvre à droite, à gauche. Ce que ça va donner ? Ce courant anti-moderne a toujours traversé en souterrain la modernité. Mais aujourd’hui, ce mythe rencontre la frénésie de l’immédiatet­é, complèteme­nt imaginaire, car uniquement issue d’une accélérati­on des images. Nous ne sommes plus dans la promesse, mais dans une attente perpétuell­e où la plus grande agitation et l’immobilité la plus absolue semblent avoir fini par coïncider, nous donnant une liberté fictive dans le cadre des images, pas dans notre vie quotidienn­e. Pour le dire vite, ces images organisent une société de la mobilisati­on totale. Mais attention, je voudrais être clair : il n’y a personne derrière la production d’images, pas de force obscure, c’est un système autonome qui s’est mis en place peu à peu. Celui de l’entertainm­ent qui se retourne contre lui-même.

« C’EST COMME SI L’OCCIDENT N’ÉTAIT PLUS CAPABLE DE FAIRE FACE À LA VIOLENCE, DE LA COMPRENDRE, ET PRÉFÉRAIT LA CACHER. »

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France