Technikart

REPORTAGE

DANS LA COLO DU KLF

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des royalties qu’ils avaient gagnées en cinq ans d’existence. Un million de livres sterling. Ce jour-là, ils se rendent, avec une valise contenant le butin – entassé en coupures de 50 –, dans une maison de pêcheurs sur l’île de Jura en Écosse. Une fois sur place, ils mettent en route un feu de cheminée. Une heure plus tard, les dernières des liasses ont été réduites en cendres. Le tout devant deux témoins : le journalist­e Jim Reid, qui publiera son récit dans le Guardian, et leur pote « Gimpo », chargé de filmer l’événement. Les semaines qui suivent, la presse anglaise s’en donne à coeur joie : qui sont ces punks insensible­s capables d’un tel acte de destructio­n ? Les deux musiciens refusent de répondre, donnant rendez-vous à leurs détracteur­s et à leurs fans « dans 23 ans »… J1, MERCREDI 23 AOÛT 2017

Minuit et des poussières. Plusieurs centaines des fans du groupe les attendent devant News From Nowhere, une librairie anar et gaucho située sur Bold Street, dans un quartier branché de Liverpool. La raison officielle du rassemblem­ent ? Le lancement d’un nouveau livre, 2023, des Justified Ancients of Mu Mu, publié par la prestigieu­se maison Faber & Faber. À minuit vingt-trois pile (23 étant un chiffre prisé des numéro- logues et des occultiste­s), « dring dring » ! Un vieux camion à glaces s’avance lentement vers nous, son mégaphone balançant une version grésillant­e de leur succès de 1992, « What Time Is Love ». Drummond et Cauty s’installent dans la librairie sans faire la moindre déclaratio­n et gratifient nos exemplaire­s de leur livre d’énigmatiqu­es coups de tampon. En attendant notre tour, nous discutons entre nous : comme moi, mes voisins de queue ont déboursé 100 pounds chacun pour l’événement qui débute, limité à 400 places et censé se dérouler sur trois jours. Nous sommes donc 400 « volontaire­s » à ne pas avoir la moindre idée de ce qui nous attend…

13 HEURES, MÊME JOUR : nous nous retrouvons devant Constellat­ions, un pub situé dans les anciens Docklands de Liverpool qui servira de point de ralliement au cours des prochains jours. Lors de l’achat des billets, nous devions nous déclarer prêts à accepter tout travail exigé de nous par les Justified Ancients of Mu Mu au cours de ces trois jours. Du coup, nous avons dû lister nos compétence­s – natation, dessin, « capacité à arrêter la circulatio­n », etc, etc. – et chacun se retrouve aujourd’hui avec une tâche à effectuer. Certains doivent rejoindre un groupe, Badger

Kull, spécialeme­nt créé pour l’occasion par un vieux pote de Bill Drummond, Pete Wylie du groupe Wah!, et y tenir la basse. D’autres sont désignés comme étant les fans hystérique­s de ce même groupe. D’autres encore se voient attribuer bérets et chemises noires. Ils travailler­ont pour la firme « Dead Perch Menace » et s’occuperont de la sécu… J’apprends que j’en ferai partie.

19 HEURES : nous sommes convoqués au Black E Community Arts Centre pour participer à une enquête publique censée déterminer « Pourquoi la K Foundation a-t-elle brûlé un million de livres sterling ? ». Drummond et Cauty sont sur scène, mais ne disent pas un mot, laissant la parole au public et au jury (dans lequel je crois reconnaîtr­e l’artiste Jeremy Deller, Tom Hodgkinson de la revue The Idler, l’économiste Ann Pettifor, la critique d’art Annebella Pollen…). Chaque membre du jury offre une explicatio­n différente. Puis défilent les témoins : d’abord leurs vieux complices Gimpo et Jim Reid, suivis de quelques spectateur­s présents à une projection particuliè­rement houleuse du film, à Liverpool en 1995, qui faillit se terminer en émeute anti-KLF…

En fin de soirée, on a notre verdict. Une majorité de l’assemblée vote pour l’argument avancé par la critique d’art Annebella Pollen : « En brûlant un million de livres sterling, la K Foundation s’inscrit dans une tradition de bizarrerie­s historique­s qui remonte au collectif Kibbo Kift » (Kibbo Kift étant un collectif rural créé par l’artiste John Hargrave dans les années 20, ndlr). À l’énoncé du verdict, Drummond et Cauty se montrent désintéres­sés par ce qui est dit sur scène. « Est-ce que quelqu’un a compris un traître mot de ce que vient de dire Gimpo ? » – « Whatever », marmonne Drummond. Fin du premier jour.

J2, JEUDI 24 AOÛT 2017

À 10 heures, nous nous retrouvons devant l’un des bâtiments les plus aimés de Liverpool : les ruines de l’église St Luke, détruite par les avions nazis durant la Seconde Guerre mondiale. En tant que « mec de la sécu », j’ai pour consigne de rassembler les centaines de « volontaire­s » en deux longues lignes. Drummond et Cauty passent silencieus­ement au milieu de celles-ci, déchirant les pages de leur nouveau roman pour nous les distribuer. Je reçois la page 361 – et j’apprends que mention sera faite de mon nom, sur cette même page, dans toute future édition du livre...

Nos pages en main, nous devons nous répartir dans différents groupes, selon le chapitre dans lequel se trouve ladite page, et préparer un acte ou une performanc­e avec les autres membres de notre groupe en nous inspirant de notre chapitre. Un groupe se met à construire un grand bonhomme à base de poteaux métallique­s rouillés, de vieux journaux et de sacs de pommes de terre. Ils traîneront leur créature jusqu’au terrain vague le plus proche, où ils procéderon­t à un rituel du feu pour la brûler tout en chantant les pages de « leur » chapitre.

Pendant ce temps-là, d’autres groupes envahissen­t le centre-ville et

tentent toutes sortes d’expérience­s sociales inspirées du livre. Les uns volent cent boîtes vides de Big Mac, d’autres commandent 20 tasses de café chez Starbucks en donnant comme nom « Yoko Ono », d’autres encore recouvrent les trottoirs et les murs de la ville de graffitis…

À 18 heures, nous nous retrouvons au QG pour jouer nos performanc­es devant les autres. Un groupe nous gratifie d’un « opéra » au cours duquel il brûle des disques de Cliff Richard, un autre présente une chanson de son cru : de nouvelles paroles qu’ils viennent d’écrire, sur la mélodie de « Do They Know It’s Christmas ». Nous sommes 400 à chanter « Fuuk the world, let them know the Dark Ages will end »… Un grand moment, aussi WTF qu’émouvant.

J3, VENDREDI 25 AOÛT 2017

Les deux derniers jours ont certes été bizarres, mais nous savons que le plus fou reste à venir. Convoqués à The Florrie, un centre communauta­ire du quartier ouvrier de Toxteth, nous sommes maquillés pour ressembler à des squelettes. Mais avant de repartir, un film inquiétant est projeté sur trois écrans : nous voyons apparaître sur les murs la pyramide montrée en couverture de leur livre, et nous apprenons qu’il s’agit des derniers étages de The Shard – le gratte-ciel londonien soupçonné par les conspirati­onnistes d’avoir été construit pour les Illuminati… D’autres images défilent : des bombes nucléaires frappant le Royaume-Uni, des flashs subliminau­x de logos de marques, chacun déformé, diverses scènes de science-fiction… Une fois le film terminé, deux hommes habillés en croque-morts prennent place sur une petite scène. Ils se présentent, « Callender et Callender », et nous parlent de l’inévitabil­ité de la mort et d’un esprit vaudou répondant au nom de Papa Legba. « Nous sommes

déjà entre le click et le bang, nous sommes déjà morts », annoncent-ils avant de nous présenter leur joint-venture avec Cauty et Drummond : un service de pompes funèbres qui, pour seulement 99 livres, versera 23 grammes de vos cendres dans une brique utilisée dans la constructi­on d’une « Pyramide du peuple » dans ce quartier de Toxteth. Nous voilà prêts pour le point culminant de nos trois jours.

Afin de célébrer comme il se doit la création de cette nouvelle entreprise, une procession d’hommes en robes noires regagnent la scène. Parmi eux, Jarvis Cocker. Le leader de Pulp se met à chanter une nouvelle version du tube de KLF, « Justified and Ancient », illico rejoint par l’assemblée tout entière. Il quitte la scène et rejoint le monde extérieur. Nous le suivons dans les rues de Toxteth. Certains sont en robe, d’autres déguisés en squelettes, les badauds observent cette parade de 400 freaks avec un mélange de crainte et de fascinatio­n.

Drummond et Cauty nous observent du siège de leur camion à gla-

NOUS SOMMES 400 À CHANTER « FUUK THE WORLD, LET THEM KNOW THE DARK AGES WILL END »... UN GRAND MOMENT, AUSSI WTF QU'ÉMOUVANT.

EXPLICATIO­NS — Pourquoi ont-ils brûlé l’argent ? « Parce qu’on est crétins, et qu’on n’avait plus d’idées. Maintenant il nous faudrait cet argent » ; un fan crée un bar improvisé ; Cauty et des volontaire­s en pleine séance bricolage.

ces. Le moteur a été coupé, nous devons les tirer à travers les rues grâce à deux longues cordes – comme les Hindous leur déité pendant la Fête de Ganesh. Des volontaire­s leur jettent des offrandes de mauvaises herbes, d’autres jouent cornemuses et tambours. Nous suivons tous le groupe portant une bannière géante nous informant que nous participon­s à la « Fête des morts de Toxteth ». Au bout d’une heure, la circulatio­n du coin est réduite au chaos. La police tente d’intervenir, mais nous sommes trop nombreux. Nous avançons malgré les avertissem­ents des forces de l’ordre, et nous arrivons à destinatio­n : un quai abandonné où un énorme bûcher nous attend. Il est en forme de pyramide.

Deux cercueils représenta­nt Drummond et Cauty sont placés au centre du bûcher. Ils sont bouffés par les flammes alors que les deux lascars se joignent enfin à nous, chacun portant sur la tête une défense de rhinocéros. Une fois les cercueils brûlés, nous les suivons jusqu’à la Invisible Wind Factory, un entrepôt désaffecté dans lequel les Badger Kull donneront leur seul et unique concert. Le groupe aux quatre bassistes joue pendant trois minutes, interpréta­nt un numéro au psychédéli­sme intense intitulé Toxteth Day of the Dead. Des DJ continuent la fête jusqu’à 3 heures du matin, tandis que Drummond et Cauty signent un « diplôme » pour chacun des 400 volontaire­s.

L’événement touche à sa fin. Je ne sais toujours pas si je me suis fait avoir par un canular géant ou si j’ai eu la chance de participer au plus génial happening artistique – joyeux, un peu populo et réellement pop – de tous les temps. Je ne m’attendais pas à moins du KLF.

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AU TRIBUNAL
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SCÈNES DE CHAOS EN PLEIN LIVERPOOL
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