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MON AMOUR

À LA FOIS MOBILIER ET SOUS-DOUÉ PROFESSION­NEL, LE BOULET EST-IL L’AVENIR DU MONDE LIBRE ? NOTRE COLLABORAT­EUR OLIVIER MALNUIT EN EST CONVAINCU. IL LUI A MÊME ÉCRIT UNE LETTRE D’AMOUR… TORRIDE !

- OLIVIER MALNUIT

CHER BOULET, TU NE LE SAIS PAS, MAIS TU ES UN GÉNIE.

Oui, toi l’inutile, le passe-plat, le parasite, le secrétaire en chef du vide, tu as tout compris. Cette époque sans mémoire, sans valeurs, sans CDI, c’est la tienne. Celle où, pour survivre, chacun doit cumuler tous les risques, tous les métiers. Et où tu as choisi d’être invisible, donc immortel. Les responsabl­es passent, les ennuis restent, et toi tu es devenu un meuble. Bien sûr, ce n’est pas toujours Byzance d’être une commode. On t’ignore, on te maltraite, certains te confondent avec la lunette des sanitaires. Mais après tout, dans le grand chaos du monde, ce n’est déjà pas si mal de faire partie du décor. Souviens-toi, la dernière fois qu’on t’a réclamé un service, ce jour lointain où l’on t’avait confié une mission. C’était quand déjà ? Tu avais tellement brassé d’air et compliqué les choses que, depuis des années, plus personne ne te demande jamais rien. Alors, toute la journée, tu sautilles, tu t’égosilles, tu fais du bruit et tu souffres. Mon Dieu, comme tu souffres. Tu souffres tellement que tu souffres d’abord à travers les autres, tu souffres en rond et en large, tu souffres par devant et par-derrière. À côté de toi, Saint-Jean crucifié la tête en bas par Néron n’est qu’un burn-out temporaire, un malaise vagal à peine déclarable à la Sécu. Tu es la plaie universell­e, le caniveau des lamentatio­ns, le martyr des pousse-mégots en libre-service. Toujours volontaire, parfois servile, rarement disponible, encore moins joignable. Et surtout jamais efficace sans une assistance de masse digne de l’opération Barkhane... Mais quel artiste ! Dans l’océan de fausses promesses où tu mets à jour ton CV, même ton sacrifice est un leurre. D’une incompéten­ce bien huilée, tu as réussi à faire une cause nationale, une parenthèse historique, le Téléthon des imposteurs… Comment exiger quoique ce soit d’un incapable qui serre autant les fesses ? Imparable. Potemkine n’aurait pas fait mieux avec ses villages en carton-pâte.

L’IMMUNITÉ DES INEPTES

Et dire que pendant ce temps-là, tous ces médisants, ces arrogants, ces grosses prétentieu­ses débordées qui t’enjambent dans les couloirs, sans un mot ni un regard, se croient indispensa­bles. Les pauvres, s’ils savaient. S’ils savaient comme désormais l’avenir t’appartient. À toi et à tous les assistants, les assistants d’assistants et les assistants assistés dont on remplit les entreprise­s au fur et à mesure qu’on les vide de leurs derniers talents. Surtout s’ils sont payés treize mois par an. N’aie plus peur du néant qui t’encombre, camarade ! L’incompéten­ce n’est plus un problème quand la compétence ne vaut plus rien, c’est même la solution. Bientôt, toi et tes affidés, vous serez toute une armée pour cerner le dernier des profession­nels rémunérés en faisant semblant de l’aider. En bradant la sueur contre du vent, le système a fait de toi bien plus qu’un mal nécessaire, il a couvé un héros. Toi, qui justement n’avais rien pour réussir, te voilà devenu un modèle de réussite pour les génération­s futures. Tu es au-delà du boulet, plutôt un obus à balles, le shrapnel du salariat et de ses vieux restes. Après toi, plus rien ne se pense, plus rien ne se crée, plus rien ne se produit, mais tout se dilue, se partage, se délègue, se sous-traite, se disperse et s’évanouit à jamais dans l’échec. À n’en pas douter, un jour viendra où, sur la place en bas de chez toi, l’on érigera un monument à ta gloire avec ces mots gravés sur la stèle : « Ne sait rien faire, mais il fait le maximum ! » Cette bonne volonté du sous-doué, cette allégeance de soubrette, cette soumission de damné, ce don de soi à qui mieux mieux qui épuise tout le monde, c’est ton chef-d’oeuvre, ton alibi, ton opéra, ton immunité des ineptes. Surtout, continue comme ça. Tu es le Shiva des propres-à-rien, le Prométhée des ratés, le Cronos de la dispersion et du sabordage. Et c’est comme ça qu’on t’aime ! Pas parce que tu es un ami, mais parce que tu es un traître avec le visage d’un enfant à charge, le génie de ton époque.

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