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REPORTAGE

«J'AI TROUVÉ MON ÎLE DÉSERTE»

- TEXTE & PHOTOS VINCENT BERNIÈRE

NOUS AVONS ENVOYÉ NOTRE REPORTER LE PLUS TÉMÉRAIRE DANS LES ÎLES ANDAMAN, AU COEUR DU GOLFE DU BENGALE. SA MISSION ? TROUVER DANS CE TERRITOIRE INDIEN, CONNU POUR SA TRIBU DE « NÉGRITOS », UNE ÎLE ENCORE DÉSERTE. IL VIENT DE NOUS RENDRE CE RAPPORT.

Vous n'avez jamais entendu parler des îles Andaman ? Normal. Ce petit archipel rattaché au territoire indien se niche au coeur du golfe du Bengale et ne connaît que deux ports d'embarqueme­nt : Madras et Calcutta. Lorsque j'y ai mis les pieds la première fois, il y a une quinzaine d'années, il était question d'agrandir l'unique piste d'atterrissa­ge de Port Blair, sur South Andaman, pour y accueillir des vols internatio­naux. Depuis, le chantier est toujours en plan. L'armée, soutenue par la population locale, l'a interrompu de peur de voir débarquer des nuées de touristes armés de crème solaire susceptibl­es de transforme­r leur archipel en Maldives bis. C'est donc un territoire unique, où vit la plus petite tribu du monde (les Grands Andamanais, 41 personnes) et le peuple le plus isolé de la Terre (les Sentinelle­s, entre 50 et 200 individus, qui accueillen­t les visiteurs avec des flèches). Surtout, ses 204 îles, dont 38 sont habitées, abritent des forêts primaires qui sont parmi les plus belles du monde.

Mais les îles Andaman sont aussi un terrain de manoeuvres militaires ultra secret, chapeauté par la toute-puissante marine indienne, qui a transformé le territoire en une sorte de principaut­é aux allures de république bananière, délivrant des permis aléatoires qu'il convient de contourner, sport local. C'est donc muni d'une autorisati­on de séjour d'à peine deux semaines que je débarque sur le tarmac de l'aéroport de Port Blair. Le maximum autorisé est de 30 jours. Peut-être verrai-je des Négritos en traversant l'île de Middle Andaman à l'est de laquelle ils sont parqués ? Là, sur l'unique piste septentrio­nale goudronnée de l'archipel, l'Andaman Truck Road, on raconte que des indigènes bravent les interdicti­ons en quête d'un flacon de whisky. Mais mon ambition est ailleurs. Je veux plonger en eau profonde et dormir seul sur une île déserte, ce qui est strictemen­t interdit.

« NOT ALLOWED ! »

Première escale : Havelock Island et sa population de routards en goguette. Comme les infrastruc­tures des îles Andaman sont quasi inexistant­es – l'eau est parfois rare, ne vous attendez pas à tomber sur des WC dignes de ce nom –, les jeunes voyageurs à petit budget constituen­t le gros des touristes. Depuis quelques années, on compte aussi des familles indiennes issues de la fameuse « classe moyenne ». Mais elles se contentent de rester autour de Port Blair, vers le parc national Mahatma Gandhi, dans des sentiers hyper balisés, souillant les plages de tonnes de détritus brûlés une fois l'an. Après quelques heures de ferry, je mets le pied sur l'île et négocie un rickshaw.

« City bazar », lui dis-je sans trop savoir où je vais. Il me dépose au milieu d'une urbanité éparse faite de cabanons et de petits buildings en béton au milieu desquels une population de hippies déambule, biddies au bec, dreadlocks sur la tête et sandales aux pieds. Ce sont des Israéliens. Depuis qu'ils sont indésirabl­es sur les plages de Goa, nombre de jeunes gens atterrisse­nt ici après leurs deux années de service militaire obligatoir­e au sein de Tsahal. Je m'attable dans une minuscule cahute et commande un thé aux épices. Derrière moi, un clone blanc de Linton Kwesi Johnson affublé d'un tee-shirt orné d'un smiley violet allume un shilom. Je lui demande ce qu'il fait là. « Je décompress­e, me répond le rasta blanc dans une volute de fumée grise, j’ai terminé l’armée le mois dernier. Israël est entouré de pays ennemis. En Inde, la vie est pas chère. En vivant comme les locaux, je peux tenir un an, voire deux. » Il y a même un rabbin sur Havelock, Yisreal Nasrati. Les mauvaises langues racontent qu'il a été placé là par des familles désireuses de surveiller leurs enfants. Au bout de cinq minutes, le rasta blanc me propose un acide.

Je décline.

Au village, quelques agences de tourisme organisent des excursions. J'entre dans l'une d'elles à la recherche d'un guide de plongée sous-marine. « Not allowed ! », me répond-on à chaque fois avant de me proposer, évidemment, d'aller sur une île ou je pourrais faire du snorkeling. Je capitule. Direction South Bouton Island. Les récifs coralliens y sont magnifique­s et l'eau, bleu turquoise. Je passe l'après-midi à souffler dans un tuba parmi des dizaines de poissons multicolor­es. Au retour, petit hic. L'hélice du bateau s'empêtre dans un filet de pêche. Le vieil Indien et son fils qui m'ont mené jusque-là n'ont pas de couteau. Il est 17 heures, la nuit commence à tomber, j'aperçois la terre la plus proche à environ 500 mètres. Je consulte mon iPhone : pas de réseau. Pendant deux heures, le fiston armé d'une barre à mine tente de démolir le filet. La mer monte. Il me reste la moitié d'une bouteille d'eau minérale. Je commence à avoir froid. Et puis le gars réussit à percer le filet. On rentre au port. Toujours avoir un couteau sur soi.

Le lendemain, je file vers « Beach number 7 ». C'est une magnifique plage plus ou moins déserte, bordée par une forêt tropicale extraordin­aire. Un contact m'a affirmé qu'au bout de la plage, un resort perdu dans une bananeraie organise des plongées en haute mer. Mais d'abord, un petit tour dans la mangrove. Mon guide est un Indien édenté qui parle à peine l'anglais. Au bout d'un moment, j'ai envie de me baigner. Je lui fais comprendre de s'arrêter. Il me fait non de la tête en braillant : « Cro

codile ! » Tu parles, pour rien au monde il ne changerait son circuit sans me faire payer un supplément. On accoste donc sur un banc de sable pour faire quelques pas. Soudain, il me prend le bras. À vingt mètres, une maman crocodile et ses petits. Plus tard, il stoppe son frêle esquif au milieu d'une eau sombre et me fait comprendre qu'ici, je peux nager. Heu… je me baigne cinq minutes et puis on rentre. En fin d'après-midi, au resort de « Beach number 7 », je rencontre un type qui dit être un ancien capitaine de marine et me propose une plongée profonde. Je demande s'il y aura des tortues. « Pas à cette période de l’année, me répond le militaire à la retraite, mais peut-être des requins. » Au large, Captain précise : « C’est une nouvelle plongée. Personne ne l’a encore

jamais faite. » Je ne suis pas très rassuré mais j'enfile masque, palmes et bouteilles. Pas besoin de combinaiso­n, l'eau est à 28 degrés. À moins 40 mètres, de grands laminaires vont et viennent au gré des courants. Deux énormes raies évoluent au-dessus du sable. À droite, un barracuda géant. À gauche, Captain désigne une silhouette à une vingtaine de mètres. C'est un bébé requin.

« EN INDE, LA VIE EST PAS CHÈRE. EN VIVANT COMME LES LOCAUX, JE PEUX TENIR UN AN, VOIRE DEUX. »

DERNIER PARADIS SUR TERRE

Retour au bercail. Je déguste un poisson grillé sur la plage et m'endors dans un hamac. Prochain objectif : traverser l'archipel pour rejoindre Diglipur, au nord. Vingt heures de bus au milieu d'Indiens braillards. Au milieu du trajet, les voilà qui s'excitent et sortent des bananes qu'ils balancent par les vitres. J'en vois aussi certains qui miment des attitudes simiesques. Dehors, des Négritos encadrés par des policiers. Lévi-Strauss doit se retourner dans sa tombe. Les Négritos andamanais sont parmi les premiers humains à avoir quitté l'Afrique il y a environ 60 000 ans. Marco Polo les a rencontrés : « Un pays de chasseurs de têtes. » En 1791, les Britanniqu­es font des îles Andaman le plus grand pénitencie­r politique du monde. Les îles sont annexées à l'Inde après l'indépendan­ce en 1947. Dès lors, l'État indien encourage les colons en leur offrant des terres. Ils sont aujourd'hui 300 000, décimant petit à petit les indigènes : en 1999, une épidémie de rougeole a tué 10 % des 300 Négritos restants. Lors du tsunami de 2005, les indigènes ont vu la mer se retirer, les animaux marins prendre peur ; ils ont écouté le chant des oiseaux et se sont réfugiés sur les hauteurs. Une employée du départemen­t in- dien des tribaux a raconté que les Grands Andamanais l'avaient échappé de justesse. Selon elle, sur l'ordre d'un ancien, une quinzaine d'entre eux se seraient réfugiés en catastroph­e dans un cocotier en attendant que les eaux baissent. Depuis, certains scientifiq­ues proposent d'étudier les conditions de vie des Andamanais de façon à se protéger de futures catastroph­es naturelles. C'était peut-être eux qu'il fallait emmener à Copenhague.

À Diglipur, deux solutions d'hébergemen­t : un resort cheap et un établissem­ent du gouverneme­nt. Comme je n'ai pas envie de croiser d'autres Occidentau­x, je choisis la deuxième solution. Ici, les curiosités touristiqu­es se nomment Smith & Ross Islands, deux îles jumelles séparées par un banc de sable. On y accède en bateau pour la journée avec un permis, mais il est interdit d'y rester. Miracle, nous ne sommes que quatre voyageurs. Un Australien, un couple d'Indiens en pleine lune de miel, et moi. On fait un peu de snorkeling. Le paysage est superbe et incroyable­ment préservé. « Les plages sont régulièrem­ent nettoyées, m'explique le batelier pendant la traversée du retour, nous sommes fiers

de nos îles. » Une attitude assez rare chez les Indiens, qui commencent à peine à prendre conscience des trésors écologique­s que leur pays renferme.

Le soir, je file en ville. Mon but : négocier illégaleme­nt une embarcatio­n susceptibl­e de me déposer sur une île inhabitée. J'y parviens au bout d'interminab­les discussion­s. Le lendemain, à la tombée de la nuit, j'accoste discrèteme­nt sur un bout de terre à quelques encablures de Smith Island, muni d'un jerrican d'eau potable, d'un régime de bananes et de quelques paquets de biscuits. Il est tard, j'installe mon hamac au milieu de la jungle et m'endors à la belle étoile, bercé par le chant lancinant des insectes. Au réveil, le soleil est déjà haut dans le ciel. Je déjeune d'une banane et passe le reste de la journée à gambader dans la forêt primaire. Les arbres sont magnifique­s. Certains font au moins dix mètres de circonfére­nce et ont poussé à l'époque du Christ. Les oiseaux ont des couleurs à couper le souffle. Je décide de me baigner. Un regard à droite, à gauche, aucun indigène en vue armé d'un arc à flèches. Je plonge dans l'eau tiède. Ça valait quand même le coup de traverser la moitié de la planète pour poser le pied sur ce qui est, peut-être, l'un des derniers paradis sur terre.

AU BOUT DE CINQ MINUTES, LE RASTA BLANC ME PROPOSE UN ACIDE. JE DÉCLINE.

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