Technikart

L'INTERVIEW TECHNIKART

PASCAL NÈGRE

- ENTRETIEN LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCA­ULD & LAURENCE RÉMILA

« D'ABORD, ON NE “FAIT” PAS UN TUBE. UN TUBE, C'EST UN PETIT MIRACLE À CHAQUE FOIS. »

Ces dernières années, le pouvoir est repassé du côté des artistes, qui voient de plus en plus les maisons de disques comme de simples distribute­urs. Grand manitou d'Universal Music France vingt ans durant, Pascal Nègre a pigé qu'il fallait se reconverti­r s'il voulait continuer à rigoler, son leitmotiv depuis ses débuts comme attaché de presse en 1986. Évincée de son trône par Vincent Bolloré, l'ancienne « reine » (dixit lui-même) de l'industrie du disque a ouvert avec Live Nation la petite boîte de management #NP où se ruent tous les grands noms du showbiz, de Zazie à Carla Bruni en passant par Julien Clerc et le fils Chedid. Alors que le digital et les réseaux sociaux ont tout chamboulé et que la croissance revient grâce au streaming, lui connaît une nouvelle jeunesse à 56 ans. Quoi de neuf, sinon, dans la vie profession­nelle de ce passionné trop sous-estimé ? On a voulu aller voir sur place.

Rendez-vous fut pris dans les bureaux où #NP vient de s'installer rue du faubourg Saint-Honoré. Poignée de main franche et dentition impeccable, mocassins au style rastaquouè­re, pantalon slim bleu et tee-shirt jaune aux motifs indescript­ibles, notre hôte semble en pleine forme. Jadis réputé fêtard, il aurait délaissé depuis un moment Saint-Tropez et retourne quasiment tous les weekends dans sa Touraine natale. Notre première question est différée : Pascal Nègre doit signer quelques chèques. Les règlements faits, on commence par prendre des nouvelles de Nana Mouskouri, paraît-il la seule personne au monde capable de coucher Nègre au whisky. Réponse : à 82 ans, Nana se porte comme un charme. Parfait. On peut maintenant embrayer sur les dossiers chauds.

Avec #NP, vous tournez le dos à l'industrie pour renouer avec l'artisanat ?

Pascal Nègre : La création artistique est par définition artisanale. Tout ce qui est industriel, je n'y crois pas une seconde. Mon idée, c'était de monter une boîte de management à l'américaine, une petite équipe d'experts qui accompagne­nt les artistes en réfléchiss­ant sur l'orientatio­n musicale, le timing des sorties et l'image, des pochettes aux réseaux sociaux. Outre #NP, vous avez créé un label avec M6, Six et Sept. La télé reste un bon tuyau ?

La logique est simple : aujourd'hui, on a une génération qui écoute la musique avec les yeux. L'image est de plus en plus importante. YouTube est super important et les chaînes qui diffusent des clips aussi. C'est complément­aire : sur YouTube, vous allez chercher quelque chose dont vous avez entendu parler ou qu'un de vos potes vous a recommandé sur sa page Facebook ; dans l'autre cas, vous êtes devant votre télé et puis clac, ça vous tombe dessus. M6, ce sont des spécialist­es de l'image, ça m'intéressai­t donc qu'on s'associe. Le fait que Tavernost soit un pote a aussi contribué à ce qu'on fasse ça ensemble.

« EXCUSEZMOI, MAIS LES RAPPEURS CHANTENT EN FRANÇAIS ALORS QUE CEUX QUI SONT DANS L'ÉLECTRO CHANTENT EN ANGLAIS. DONC S'IL Y A UN PROBLÈME D'IDENTITÉ, IL EST DANS LES QUARTIERS CHICS.

L'overdose d'images actuelle ne risque-telle pas de griller les artistes ?

Il y a des effets vertueux et vicieux. Aujourd'hui, quand vous faites une émission de télé, la caisse de résonance est immense. C'est mis sur YouTube, les gens partagent, et hop. Après, quand vous voyez tous vos potes sur Facebook qui mettent un lien avec le même truc, ça vous coupe l'envie… Il y a des artistes comme Lady Gaga, vous ne pouviez plus sortir sans l'entendre. À un moment, désolé, vous allez écouter autre chose. Et ça, c'est dangereux. C'est votre boulot chez #NP de gérer l'exposition médiatique ?

On travaille sur le moyen et le long terme. La prudence est le maître-mot. On échange avec l'artiste et sa maison de disques, les attachés de presse. Cette réflexion est très importante. Vous êtes un grand faiseur de tubes. Estce qu'il y en a encore, des tubes ?

Bon, d'abord, on ne « fait » pas un tube. Un tube, c'est un petit miracle à chaque fois. Pourquoi le public va s'approprier cette chanson en particulie­r et avoir envie de l'écouter et de la réécouter alors qu'à côté sur le même album il y en aura d'autres où il ne sera pas là ? C'est comme une histoire d'amour, c'est rare. Aujourd'hui, évidemment qu'il y a plein de tubes : il y a toujours un numéro un qui passe dans les radios et les boîtes de nuit. Nous faisions référence à des tubes fédérateur­s. Avec les niches, tout n'est-il pas éparpillé ?

Ça, c'est différent : il y a moins de tubes qui touchent de 7 à 77 ans. La musique est plus segmentée qu'avant, oui. Cela dit, des titres que vous connaissez malgré vous, je veux dire sans avoir acheté le disque, il y en a et il y en aura toujours – « Despacito » en est un exemple. À part les musiques urbaines, quelles sont les niches bankables ?

Indochine a vendu 80 000 albums cette semaine. Qui ça ? Indochine, un groupe français vaguement connu. Ah pardon, on essaie de se soustraire à ce genre de trucs chez Technikart.

Ou alors Calogero, si vous préférez : il vient de vendre 100 000 albums en deux semaines. Quinze jours après mon départ d'Universal, je partais en coproducti­on, avec Sébastien Saussez, de Claudio Capéo. Il a dépassé les 500 000 albums là, on devrait en être à 700 000 à la fin de l'année. Ce sera le plus gros succès depuis Louane. Capéo, ça ne paraissait pas évident que ça marche autant…

C'est pour ça que vous êtes journalist­es et pas directeurs artistique­s, ah ah ! Vous aviez senti le truc ?

La première fois que j'ai écouté « Un Homme debout », j'ai été convaincu, il n'y a pas eu débat : la chanson était forte, ça allait être un carton. Et l'artiste est un vrai artiste, ça se voit. On a d'abord sorti le single, puis l'album, et on a été numéro un tout l'été 2016. Pouvez-vous nous expliquer la vision que vous avez de l'Afrique, nouvel eldorado du streaming ?

Historique­ment, le marché de la musique, c'était cinq pays, dans cet ordre : les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, l'Angleterre et la France. Ils représenta­ient 75 % du chiffre d'affaires. Or que va-t-il se passer ? La diffusion du streaming, c'est l'explosion de la mondialisa­tion de la création. Ça se propage, c'est viral, encore plus avec la 4G et Huawei qui vend des smartphone­s à 50 euros. Il y a un taux de pénétratio­n très rapide dans tous les pays d'Europe et d'Amérique du Nord, et surtout on va monétiser dans des coins où on ne gagnait plus un centime : l'Amérique du Sud, qui est en pleine croissance, mais aussi l'Asie, qui était complèteme­nt tuée par la piraterie et où, tout à coup, le gars, eh bien il paye un abonnement. Il est évident que, d'ici une dizaine d'années, il y aura une monétisati­on de la musique dans tous les pays francophon­es, et donc en Afrique. Du coup, la francophon­ie, qui est un concept culturel, politique, va devenir un concept économique. Qui écoutera Calogero hors de l'Hexagone ?

Mon pauvre ! Stromae est écouté dans le monde entier, Zaz fait des tournées en Amérique du Sud et en Europe de l'Est, Maître Gims cartonne en Allemagne et en Italie. Vous n'étiez pas né et moi j'étais tellement petit, on a oublié et c'est normal, mais dans les années 60 la chanson française se baladait. Aznavour chantait partout, Brel vendait en Europe et était connu aux États-Unis. Et Jean Ferrat, Léo Ferré, Polnareff… « La Poupée qui fait non », ça avait été un énorme tube au Japon ! Après, avec la logique des multinatio­nales, c'était plutôt les catalogues anglo-saxons qui étaient poussés en avant. C'était difficile, avant : même pour sortir en Allemagne, il fallait trouver une maison de disques qui vous y distribue. Mais là, avec

l'explosion des plateforme­s digitales qui facilitent plein de choses, vous laissez une chance à toute une diversité culturelle. Vous avez une idée originale, au passage, sur la langue française…

Dans tous les débats sur la France et la nation, je fais juste remarquer ça : on a tendance à penser que c'est dans les banlieues qu'on n'a pas le sens de l'identité nationale. Très bien. Sauf que, excusez-moi, mais les rappeurs chantent en français alors que ceux qui sont dans l'électro et sont plutôt des fils de bourges, eux ils chantent tous en anglais. Donc s'il y a un problème d'identité, il est plus dans les quartiers chics que dans les quartiers populaires. Ça fait rire tout le monde, mais c'est vrai ou faux ? Un Maître Gims ou un Stromae vont vous parler de Jacques Brel et d'Aznavour – alors que les petits Versaillai­s, non. Daft Punk, Air et Phoenix, ce serait donc de la pop macroniste pour les classes aisées mondialisé­es ?

Je ne dis rien, ils ont du talent ! Mais bon… J'étais à Los Angeles, aux Grammy Awards 2014, quand Daft Punk avait fait son titre avec Pharrell Williams, Nile Rodgers et Stevie Wonder. Après, il y avait les soirées des différents labels. En tant que Français, je me la pétais grave : « Eh

les mecs vous avez vu ? » Et on me répondait :

« Ah, le groupe de Pharrell ? » Si vous pensez que sur Daft Punk il y a un drapeau tricolore… À l'étranger, personne ne sait qu'ils sont français. Los Angeles, c'est là où vous aviez sidéré les pontes de Vivendi en vous présentant à une réunion comme « the Queen of French music ». Depuis, les comptables ont pris les commandes d'Universal ?

Il n'y a pas de comptables à la tête d'Universal. Le patron d'Universal monde, c'est Lucian Grainge, un vieux pote, un excellent directeur artistique qui a découvert Amy Winehouse et Mika. Maintenant, mon humour c'est mon humour, ça plaît ou ça plaît pas. Mes costumes, pareil. Fondamenta­lement, je suis un homme libre. Si vous voulez me faire dire qu'on n'avait pas d'atomes crochus culturels avec Vincent Bolloré, effectivem­ent. Vincent Bolloré est un financier remarquabl­e, chapeau, et puis moi, à mon modeste niveau, je fais mon boulot. Ça n'accroche pas, tant pis, on est grand, on se dit au revoir et on passe à autre chose. Vous aviez le sentiment d'être le dernier

des mohicans ?

Il y en aura d'autres ! Moi j'ai connu Eddie Barclay, donc je suis certain qu'un jour je connaîtrai le prochain. D'où sortira-t-il, je n'en sais rien. D'une plateforme, d'un label indépendan­t, d'une boîte de management…

Vous disiez qu'avec le streaming, la France va partir à l'assaut de l'Afrique. N'est-ce pas l'inverse qui se passe ? La première signature de Six et Sept est une artiste produite par Maître Gims et Dany Synthé, Awa, d'origine guinéenne et sénégalais­e.

C'est les deux. Une partie de la variété française, en effet, ce sont les musiques urbaines qui sont devenues des musiques populaires – et là, il faut saluer le travail effectué par Skyrock, sans qui ça n'aurait pas eu lieu. Mais il y a plein d'autres musiques qui connaissen­t le succès. Claudio Capéo, ce n'est pas du rap. Awa, ce qui m'a intéressé, c'est que dans la musique urbaine il y a plein de mecs et quasiment pas de filles. Sur Six et Sept, on a aussi Marie-Flore, entre Françoise Hardy et un univers rock un peu dark. Ce que je cherche, c'est l'unicité à chaque fois. Est-ce qu'Universal pompe vos idées depuis votre départ ? On vous avait vu parler du streaming en Afrique en mars dernier dans Le Figaro. Deux mois plus tard, votre remplaçant Olivier Nusse reprenait pile le même discours dans Le Monde…

Ah ah ! Vivent les bonnes idées ! L'Afrique, c'est une intuition que j'ai depuis un moment. Quand, il y a trois ans, vous voyiez que les deux meilleures ventes de disques en France étaient Maître Gims et Stromae, vous vous disiez qu'il se passait un truc ici, mais aussi là-bas. Qu'il y avait des ponts sur lesquels il fallait se pencher. Vos autres visions, c'est quoi ?

Avec le digital, le marché va ressembler à ce qu'il était dans les années 70 : les majors en représenta­ient alors la moitié et les indépendan­ts l'autre moitié. Dans les années 90, avec l'explosion du CD et la cotation des maisons de disques en bourse, les gros ont mangé les petits. Puis avec la crise, les gros se sont rachetés entre eux. Après cette consolidat­ion, on va assister à une atomisatio­n. Comme l'univers, ça se concentre et ça se déconcentr­e. On va revivre le Big Bang des années 60 et 70.

NÈGRE VU PAR BURGALAT « Pour moi, Pascal Nègre est le personnage le plus intéressan­t de ce milieu. Derrière le mogul flamboyant et les costumes parme, il y a un type beaucoup plus social et humain que bien des saintesnit­ouches zindés en pull camionneur. Contrairem­ent aux idées reçues, il ne symbolise pas l’industrie du disque d’antan et ses fiestas, mais celle d’après : c’est lui qui s’est coltiné la crise, le piratage, internet, la musique enregistré­e qui perd 70 % de sa valeur en dix ans, et il y a fait face en évitant les plans sociaux et les charrettes d’artistes. Un mec qui a fait ça devrait pouvoir diriger n’importe quelle boite, je serais Macron je lui confierais la SNCF ou Areva. »

Vous êtes connu du grand public pour Khaled, la Star Ac', etc., alors que vous avez bossé avec Barbara ou Bashung. Pourquoi ne retient-on que votre face popu ?

J'ai été le symbole de l'industrie contre la piraterie. Le salaud. Le gars qui s'occupait de la plus grosse maison de disques, sans goût, sans foi ni loi. La vérité est totalement différente. Petit à petit, on met en perspectiv­e… C'est comme Eddie Barclay. Lui, c'était le type qui avait fait huit mariages. Quand vous regardez tout ce qu'il a signé ! Il avait Brel, Ferré, Quincy Jones, Dalida, Nino Ferrer… mais non, c'était l'homme aux huit mariages ! Et moi j'étais le grand démon. Avec le temps, va… Tout s'en va ?

Avec le temps, on s'en va, d'abord ! Allez, il y a plein de choses qu'on a faites qui étaient plutôt marrantes et intéressan­tes.

À Technikart, on est fasciné par les dernières années du label AZ (20082011) : Christophe qui engloutit 500 000 euros dans un album qui fait un bide ( Aimer ce que nous sommes, sorti en 2008), Valéry Zeitoun qui signe ses

artistes au Montana…

Avec Zeitoun, j'essayais de l'accompagne­r en espérant qu'il rebondisse – et puis au bout d'un moment, quand la personne ne rebondit pas… J'avais été obligé d'arrêter, voilà, point. L'album de Christophe avait coûté une certaine somme, c'est vrai, mais surtout AZ ne sortait plus rien. Il y avait eu Grand Corps Malade, et après aucune signature ne fonctionna­it. Amy Winehouse, ça venait de l'internatio­nal. Et puis pour diriger un label, il faut être présent… Quels sont les génies pop aujourd'hui ?

Il y en a plein. Il y a une nouvelle génération très créative. Je suis allé voir le film de Téchiné,

Nos Années folles, que j'ai adoré. Les années folles, c'était après la guerre, on avait souffert, les gens avaient envie de vivre. Évidemment, il n'y aucun rapport avec la guerre de 14-18, mais le disque a connu une boucherie économique et humaine. Là, en 2018, on va entrer à mon avis dans une nouvelle année folle.

« L'INDUSTRIE DU DISQUE A CONNU UNE BOUCHERIE ÉCONOMIQUE ET HUMAINE. LÀ, EN 2018, ON VA ENTRER DANS LES NOUVELLES ANNÉES FOLLES. » « À L'ÉTRANGER, PERSONNE NE SAIT QUE LES DAFT PUNK SONT FRANÇAIS. »

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 ??  ?? CASUAL FRIDAY — Nous avons eu la chance d'interviewe­r Pascal Nègre un vendredi, d'où l'attirail loufoque.
CASUAL FRIDAY — Nous avons eu la chance d'interviewe­r Pascal Nègre un vendredi, d'où l'attirail loufoque.

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