SUR LES TRACES MEXICAINES D'ARTAUD
NOTRE REPORTER A PASSÉ TROIS MOIS AU MEXIQUE AFIN DE REFAIRE LE VOYAGE EFFECTUÉ PAR LA LÉGENDE NOIRE DU SURRÉALISME, ANTONIN ARTAUD, EN 1936. IL NOUS RACONTE SON PÉRIPLE SUR LES TERRES ROUGES MEXICAINES ET NOUS LIVRE CE QU'IL RESTE DU PASSAGE DU POÈTE, EN
En 1936, Antonin Artaud – toujours auréolé du succès critique de son Héliogabale ou l’anarchiste couronné paru deux ans auparavant – embarque sur le S.S. Albertville pour se rendre à Cuba, puis au Mexique. Il a 40 ans et est alors à la recherche d’un monde perdu, vierge de toute influence occidentale et rempli de magie : celui des Indiens de la Sierra Tarahumara. Pour Artaud, ces derniers représentent le « Théâtre de la Cruauté » tel qu’il le décrit dans son manifeste du même nom publié en 1932, à l’échelle d’un peuple et autour d’un rite : le peyotl – un cactus hallucinogène utilisé lors des cérémonies. De retour en France, l’écrivain publie Au Pays des Tarahumaras, récit retraçant son voyage dans les canyons du nord du Mexique. Ce périple représente l’épreuve initiatique par excellence. Artaud a vécu dans des villages reculés, dormi dans des grottes aux côtés des Indiens Tarahumaras et participé à leur rituel divin. Selon sa lettre à Henri Parisot, cette excursion est une façon de changer de vie, de se trouver lui-même « hors d’un utérus qu’[il] n’avai[t] que faire » . Il refuse dans un premier temps de signer son
« AVEC MA TRONCHE –JEUNE GRINGO AUX JOUES CREUSÉES AVEC UNE CHEMISE AU COL OUVERT–, JE SUIS SÛR DE ME FAIRE CONTRÔLER. »
livre, demandant à son éditeur à la NRF, Jean Paulhan, de remplacer son nom par trois étoiles.
ENLÈVEMENTS ET MEURTRES
Cela fait aujourd’hui 81 ans que le chevalier noir du surréalisme a foulé la terre rouge du Mexique. Une aventure qui a laissé des traces, en ouvrant l’horizon de la conscience et du langage, et en marquant les débuts de la folie du poète. Un élément précurseur même. À son retour du Mexique, Artaud délire. Selon ses amis proches, il fait la manche dans les rues parisiennes comme les Tarahumaras dans la Sierra. L’année suivante, l’écrivain est diagnostiqué « dangereux pour l’ordre public et la sûreté des personnes » et interné dans des hôpitaux psychiatriques ; il y passera les dernières années de sa vie. Pour ma part, la lecture de son Pays des Tarahumaras m’a poussé à aller au Mexique. J’allais être à la recherche d’un fantôme, d’un mythe... Artaud a habité huit mois dans la capitale mexicaine avant de passer un mois dans la Sierra Madre. J’avais donc en tête de suivre sa route – de Mexico City jusqu’à la Sierra Tarahumara – et voir où ça allait me mener. Mais, déjà, le Mexique d’aujourd’hui et celui de 1936, ça n’a rien à voir. La révolution n’a pas eu les conséquences attendues et toute tentative de réappropriation de la culture précolombienne a été anéantie. Aussi, depuis 2006 et la guerre des cartels, le pays est devenu l’un des plus dangereux du monde. Surtout dans le nord. On m’a d’ailleurs conseillé à plusieurs reprises de ne pas m’aventurer dans la Sierra occidentale en me racontant toutes sortes d’histoires d’enlèvements et de meurtres. J’ai fait abstraction. 24 juin 2017. L’avion survole Mexico City. Une ville immense, rouge, horizontale, qui s’étale sur toute une vallée. Dans l’aéroport, la police déambule et leurs chiens reniflent les bagages des touristes. Avec ma tronche – jeune gringo aux joues creusées avec une chemise au col ouvert –, je suis sûr de me faire contrôler par la douane locale. C’est le cas. Sale première impression. Quelques questions et un coup d’oeil dans mon sac et c’est plié. Un quart d’heure plus tard, je me retrouve dans un taxi pour le centre-ville. Il est 22 heures. Je décide de prendre des tacos dans la rue et quelques tequilas dans un bar pas loin de mon hôtel. Cette ville a une énergie particulière. C’est même une sacrée ville pamphlétaire – pas étonnant qu’Artaud, Burroughs, Kerouac ou encore Lowry s’y sont installés. Pendant une dizaine de jours, je passe mon temps à marcher dans la cité, faire des tours à l’Universidad Nacional Autónoma de México (l’université dans laquelle Artaud avait donné des conférences) pour trouver des journaux et autres documents d’époque, ou passer des heures dans des bars à relire avec attention les Messages révolutionnaires (les textes des trois conférences qu’il donna ici) et Au Pays des Tarahumaras. En traînant dans la bibliothèque universitaire, j’arrive à glaner quelques informations du type : Artaud se droguait à l’opium à colonia Buenos Aires, Artaud avait une piaule à colonia Roma, ainsi que les noms des restaurants dans lesquels il avait ses habitudes. Ces endroits ont été démolis puis transformés en Starbucks ou autres enseignes étatsuniennes, ou ont tout simplement changé de nom. C’est le cas du Café Pagoda – ancien Café Paris où Artaud se rendait chaque semaine. J’y vais prendre un café. Mais, encore une fois, pas grand-chose. C’est devenu un mélange étrange entre un café mexicain et une cantine asiatique. Rien à signaler.
COWBOYS MEXICAINS
Après trois semaines dans la capitale, je décide de me diriger vers le nord du pays. Le 17 août, j’arrive à Chihuahua. Et ici, c’est déjà un autre Mexique : les gens sont plus grands, ils portent des bottes et des armes à feu, certaines caisses sont criblées de balles, l’accent est plus chantant, la chaleur est étouffante et le soleil est blanc. C’est aussi une plaque tournante de la drogue. Une zone violente. Je déambule dans la ville avec une boule au ventre, entre peur et paranoïa. Chihuahua, ça fait un peu ville texane mais avec une musique ranchera qui sort des stéréos et un spectre d’Artaud qui glisse sur les grandes avenues désertes. Il est parti d’ici à cheval jusqu’à la Sierra. Depuis 1961, un train – le Chepe – fait la liaison entre Chihuahua et l’État de Sinaloa en passant par plusieurs villages de la Sierra Madre occidentale. C’est dans cette région des hautes montagnes que vivent près de 60 000 Indiens. Je reste finalement quelques jours à Chihuahua pour préparer mon voyage dans la Sierra et me gaver des meilleurs burritos de viande du pays.