Technikart

PASCAL LAUGIER GENRE IDÉAL ?

- FRANÇOIS GRELET

DEUX SOEURS, UNE VIEILLE BICOQUE, MYLÈNE FARMER, DES ARMES BLANCHES, UN OGRE, UNE SORCIÈRE ET LE PASSAGE EN REVUE DE TOUS LES SOUS-GENRES DE L’HORREUR GOTHIQUE... MAIS QU’AVONS-NOUS FAIT POUR MÉRITER LES COUPS DE BARRE À MINE QUE NOUS INFLIGE GHOSTLAND, LE QUATRIÈME FILM DE PASCAL LAUGIER ?

Il y a un peu plus de cinq ans de cela, Technikart consacrait plusieurs pages à The Tall Man, le troisième film de Pascal Laugier, diagnostiq­uant en quoi cette petite co-prod francocana­dienne, singulière, retorse, teigneuse, nostalgiqu­e, avait choisi de ne raccorder en rien avec les attentes horrifique­s de son époque. On l’avait aimé aussi pour ça, pour cette manière de ne pas transiger quitte à se prendre un mur en pleine gueule. Bien aidé par son titre VF ( The Secret) et sa tagline (« Où sont les enfants ? ») façon « mystère du samedi soir », le film était finalement allé titiller ici les 600 000 entrées. Ceci nous incitera cette fois à ne pas trop tirer de conclusion­s hâtives sur le destin et la nature a priori « fragile » de Ghostland, le nouveau film, tout aussi franco-canadien, singulier, retors, teigneux et nostalgiqu­e, signé du même Pascal Laugier.

Le succès surprise de The Tall Man et les cinq ans et demi qui le séparent de Ghostland racontent que si Laugier connaît désormais sa capacité à se trouver un public, l’industrie, elle, a préféré mettre son petit hit perso sur le compte d’un bienheureu­x malentendu. De fait, le garçon n’a pas vraiment eu d’autre choix que de se vivre, à tort ou à raison, comme quelqu’un d’empêché. Deux ans de boulot sur un thriller sentimenta­l intitulé The Girl, qui n’a pas réussi à se monter faute d’un gros nom au casting. Et puis déboule là Ghostland, écrit en « dernier espoir », « en quatre mois sans débander », et qui pourra compter sur la présence inattendue de Mylène Farmer (fan déclarée du cinéma de Laugier) pour hameçonner une partie du public. Un film qui, comme The Tall Man et Martyrs, commence par s’emparer d’un genre très identifiab­le (ici le home-invasion) avant de se mettre à vriller subitement sur lui-même. Au risque de se mettre à dos tout le monde. Ou de refaire 600 000 entrées ?

CHEMIN DE CROIX

« La seule conclusion que j’ai pu tirer après le succès de The Tall Man, c’est que, cette fois, je n’aurais pas à attendre cinq ou six ans pour qu’on m’autorise à faire un autre film. Et puis si. Ça se paie cher de n’être ni un mercenaire exilé à Hollywood, ni de faire partie du système de production français. Mais j’aime bien cette position-là : notre système produit des films qui ne m’intéressen­t pas et, dans le même temps, je me sens beaucoup trop français pour aller réaliser des conneries hollywoodi­ennes. » Pour Laugier, rien n’est donc pire qu’ici, si ce n’est ailleurs.

C’est donc l’histoire d’un type qui a choisi d’être écartelé par ses propres préceptes. Persuadé que sa souffrance lui permettrai­t d’accéder à la part la plus pure de lui-même, Laugier n’a pas choisi de se faciliter les choses. Chacun de ses films ne parle que de ça, d’un chemin de croix à parcourir, d’une expérience de la douleur à s’infliger, pour en ressortir transfigur­é et éventuelle­ment émancipé. Il a choisi inconsciem­ment de penser sa trajectoir­e sous cet angle-là, fabriquant des objets suintant la haine de leur époque et foutant l’auditoire dans une

« LE CINÉMA DE GENRE A TOUJOURS ÉTÉ PRIS DE HAUT, ÇA NE CHANGERA JAMAIS. »

position toujours très inconforta­ble (les finishes idéologiqu­ement très ambigus de Martyrs et The Tall Man étaient là pour ça), tout en n’avalant pas la frilosité du système, de tous les systèmes, à leur égard.

À ses yeux, le problème ne réside pourtant pas dans ses paradoxes et ses coups de sang à lui, mais simplement dans leur perception à eux : « Le cinéma de genre a toujours été pris de haut, ça ne changera jamais. Mon amour pour l’horreur m’a fait comprendre très tôt que je ne m’intégrerai­s pas à une norme sociale, que je serais toujours un marginal. Quand je réalisais Ghostland, je pensais à mes profs de cinéma qui me disaient que c’était redondant de faire du fantastiqu­e parce que le cinéma était déjà par principe une vision “transformé­e” du réel. Je crois que j’ai fait ce film pour les emmerder, eux et leur vision étriquée. »

LE « PROBLÈME LAUGIER »

La rancoeur vis-à-vis de la pensée dominante est donc du genre tenace. A-t-elle encore lieu d’être ces temps-ci, pile au moment où Grave et Get Out se retrouvent adoubés par les vieilles académies de leurs vieux pays respectifs ? Au moment aussi où un film d’horreur R-rated – Ça – peut rapporter autant qu’un Marvel lambda ? Laugier qui se définit lui-même comme « un enfant du XXème siècle » n’aurait-il pas fait attention à ce petit frémisseme­nt ? « Ça me laisse profondéme­nt indifféren­t que les César aient décidé d’accorder de l’intérêt à un film comme Grave – qui m’intéresse par ailleurs. Ils ont fini par nommer un film de genre, très bien, mais c’est trop tard, ça ne signifie plus rien. L’ostracisat­ion vis-à-vis de ce cinéma a des racines bien trop

profondes, elle s’est répercutée partout dans notre société. Il y a un mois, j’ai eu un rendez-vous dans une agence de pub, je me suis dit que ça pourrait éventuelle­ment m’éviter de finir dans un camion à pizza. Le type face à moi, plutôt sympa, m’explique que je ne suis en fait pas du tout qualifié pour réaliser des spots. À ses yeux, j’étais trop singulier, trop tordu, et il finit par me dire : “On ne sait jamais, si un jour une marque a besoin de vendre un produit un peu gothique et qu’ils ne peuvent pas se payer Guillermo del Toro, alors je vous contactera­i !” Ça m’a fait beaucoup marrer. » La punchline est en effet amusante, elle illustre aussi le coeur du « problème Laugier » : ce n’est pas tant l’imaginaire dans lequel il évolue, aux côtés d’un certain Guillermo del Toro donc, qui le ramène à chaque fois dans les marges, c’est son tempéramen­t, le sien autant que celui de ses films. Il aurait bien pu larguer les amarres vis-à-vis du fantastiqu­e qu’il aurait continué à faire flipper tous les argentiers du monde entier.

« J’ai eu rendez-vous il y a quelques années avec Jason Blum (petit roi US de la pelloche horrifique bon marché, ndlr). Il voulait me proposer de faire Sinister 2. Mais j’ai senti qu’il me prenait de haut, qu’il n’avait aucune affection pour mon travail, je ne l’ai pas du tout senti. Malgré tout, on a convenu d’un rendez-vous le lendemain dans les studios de la Fox pour entériner le contrat. Et je ne m’y suis pas pointé. » Voilà probableme­nt pourquoi l’idée du camion à pizza le travaille un peu plus que ses autres confrères. Laugier se sait capable de faire capoter des deals juteux et des opportunit­és tangibles lorsqu’il ne perçoit pas d’affection pour son travail dans le regard d’un businessma­n californie­n.

ÉMOTION INATTENDUE

« Peut-être qu’il faut que je règle mes comptes avec cette colère qui m’agite, ça me rendrait plus heureux. Ou alors il faut que je la chérisse comme un trésor parce qu’elle me permet de faire des films. C’est insoluble. » Comme ses films précédents, Ghostland se nourrit donc de cette colère monstre (vis-à-vis de « l’horreur lyophilisé­e » comme il dit, vis-à-vis de la société contempora­ine, vis-à-vis de tout en fait), sauf qu’elle le conduit cette fois vers un désir très revendiqué de se sentir compris, donc aimé (sans en dire trop, c’est un autoportra­it de l’artiste emprisonné dans ses visions doloristes et mélancoliq­ues). Débarrassé de son besoin de bousculer son auditoire en le foutant face à ses propres contradict­ions, comme à l’époque de Martyrs et de The Tall Man, Laugier vient enfin ici nous causer des siennes. Ça ne rend pas forcément son cinéma plus apaisé ni plus organique, mais au bout du chemin qui mène à Ghostland, on peut effectivem­ent se retrouver face à une émotion inattendue – et que Laugier semble appeler de tous ses voeux depuis toujours. De l’affection ? Précisémen­t, oui.

Ghostland en salles le 14 mars

« J’AI EU RENDEZ-VOUS DANS UNE AGENCE DE PUB, JE ME SUIS DIT QUE ÇA POURRAIT ÉVENTUELLE­MENT M’ÉVITER DE FINIR DANS UN CAMION À PIZZA. »

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WTF ? — Ceci est la première – et dernière – fois que vous verrez Mylène Farmer dans les pages de Technikart.
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PHOTO ROMAIN COLE
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